Bonheur et souffrance dans le dynamisme de la vie chrétienne

Père Larry Brown

Maison St Benoit, Douai, jeudi 18 février 2010.

Nous voilà au début du Carême avec les devoirs ou recommandations que l’Eglise nous fait pour ce temps liturgique. Evidemment le principal en est de penser à la semaine sainte, à la mort et à la résurrection de notre Seigneur.

Mort et résurrection. Tout est contenu dans ces deux mots, toute la vie de Jésus s’y trouve résumée. Notre devoir d’imiter Jésus en découle. Le sujet de cette conférence s’y rattache sans que j’aie besoin de l’expliciter: Bonheur et souffrance dans le dynamisme de la vie chrétienne. Mort / résurrection : souffrance / bonheur.

Ce qui n’est pas très facile à comprendre, c’est la raison ou les raisons pour lesquelles il existe ce devoir d’imiter Jésus, et par conséquent pourquoi la souffrance figure dans notre vie. Le bonheur, oui: nous sommes faits pour le bonheur. Mais la souffrance? Si Jésus est mort pour l’humanité, s’il est mort pour moi, n’a-t-il pas porté mes souffrances au point que j’en suis délivré? La mortification, la résistance aux tentations, le support des injustices et des difficultés de la vie, toutes choses faites au nom de la religion, ne sont-elles pas autant de négations de l’œuvre que notre Seigneur a accomplie, du don qu’il nous a fait. Isaïe n’a-t-il pas dit, en parlant du Serviteur Souffrant, “Le châtiment qui nous vaut la paix était sur lui… Yahvé a fait tomber sur lui notre faute à nous tous” (53, 5-6). “Sur lui,” ce châtiment “qui nous vaut la paix.” “La paix,” voila ce qui devrait décrire notre vie – non pas quelques moments de notre vie, mais toute notre vie.
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Cette conférence pourrait facilement être entièrement concentrée à la souffrance, mais il ne le faut pas. Nous sommes créés à l’image de Dieu et le catéchisme nous dit que nous sommes modelés pour partager sa vie et son bonheur. Tout commence là et doit finir là :
(1)Le désir de Dieu est inscrit dans le cœur de l’homme, car l’homme est créé par Dieu et pour Dieu ; Dieu ne cesse d’attirer l’homme vers Lui, et ce n’est qu’en Dieu que l’homme trouvera la vérité et le bonheur qu’il ne cesse de chercher (CC #27).
La vérité et le bonheur sont les deux réalités que nous cherchons au plus intime de nous-mêmes. Ils sont comme le moteur de notre vie. Et nous sommes façonnés de telle manière que nous ne pouvons trouver bonheur et vérité qu’en Dieu. Le malheur, c’est que nous nous leurrons sur ce qui est vrai et ce qui est bon. Nous appelons totalement vraies des choses qui ne le sont que partiellement. Nous prenons plaisir et nous finissons par souffrir ; au minimum nous en tirons du dégoût. La durée de nos vies accordée par le Créateur nous permet de trier le vrai et le faux, le bien et le mal. Mais il ne faut pas oublier que, même lorsque nous sommes dans l’erreur et le mal, nous y sommes parce que nous avons cru y voir du vrai et du bien.

Trouver le vrai et le bien, voilà ce qui produit le bonheur, et voilà ce qui nous pousse à progresser dans cette recherche. Dieu l’a mise dans notre cœur au plus profond de nous-mêmes pour que nous nous approchions toujours plus de Lui. Et toute forme véritable de spiritualité ne l’oublie pas. St Benoît ne l’a pas oublié. Il dit au début de sa Règle :
Qui veut la vie, et qui veut voir des jours de bonheurs?
L’observance de sa Règle devient alors une voie, parmi d’autres, pour y parvenir . Il y aura des choses pénibles dans sa Règle, mais ces choses ne n’existent jamais pour elles-mêmes, elles sont toujours incontournables simplement à cause des exigences de la vie commune. Le christianisme vrai ne perd jamais de vue que le bonheur est bon, que les plaisirs de la vie sont donnés par Dieu comme un reflet de Lui-même, et comme une école du ciel. Ce beau paysage que je contemple, cette belle musique que j’écoute, cette pâtisserie que je déguste, cette amitié que je cultive, m’apprennent quelque chose sur la vie avec Dieu.

Et voilà pourquoi ces tristes formes de christianisme, qui condamnent tout plaisir comme peccamineux, sont fausses et mauvaises. Elles apparaissent périodiquement à travers l’histoire. Le montanisme, le valentinianisme, le manichéisme, le catharisme, le puritanisme, et le jansénisme ont tous prononcé une condamnation contre les plaisirs de la vie. Le jansénisme est la forme la plus récente de cette tendance de l’homme à condamner la chair au nom de l’esprit. La doctrine du jansénisme est morte, mais cette manière de réagir contre les joies de la vie humaine apparaît encore ça et là dans certains milieux.

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Seulement voilà : les bonheurs sont bons, mais nous avons tendance à y goûter plus qu’ils ne le méritent – ou plutôt, nous leur attribuons une trop grande place. Le gourmand, l’ivrogne, le roué ont fait de leurs plaisirs particuliers des fins, non pas des voies vers Dieu : Lui, notre seule vraie fin . Ils deviennent des idoles qu’ils servent jour et nuit. Nous portons une blessure qui veut trouver non pas un bonheur, mais un comble de bonheur dans cette vie terrestre, où il n’en existe pas. Nous appelons cette blessure le péché originel.

Il faut reconnaître, dans les biens de la création, des reflets de Dieu le Créateur. Tout ce qui est bon est bon parce qu’il ressemble à Dieu. Et quand nous allons vers les biens, donc vers les bonheurs et les joies, nous faisons une répétition de notre marche vers Dieu. Les psaumes sont une école sans pareille où nous apprenons comment monter de la création vers Dieu :
Yahvé, notre Seigneur, que ton Nom est magnifique par toute la terre!... Lorsque je vois tes cieux, l’œuvre de tes doigts, la lune et les étoiles que tu as établies…(Ps. 8)
Et nos rapports humains, plus encore que les biens inanimés, nous apprennent le bonheur qui vient uniquement de l’amour réciproque entre des êtres qui se connaissent. L’amour de la famille est souvent le seul dans nos vies humaines qui représente fidèlement cet amour sans date et sans condition dont l’origine est Dieu. C’est dire l’importance de la famille dans notre éducation sur ce point précis de l’amour. Un homme ou une femme, qui n’a pas connu l’amour sans condition des parents, aura souvent de la peine à croire en l’amour de Dieu.

Donc le bonheur est bon, et lorsque des prédicateurs condamnent la recherche des bonheurs et des joies de la terre, ou bien ils entendent qualifier leur condamnation – il s’agit uniquement des plaisirs traités comme des idoles – ou bien ils sont dans l’erreur, et leurs remarques sont non-avenues.

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Pour parler de la souffrance, commençons par cerner le genre de souffrance qui doit nous occuper dans cette conférence. Nous n’allons pas parler de la mortification volontaire qui doit faire partie de toute vie chrétienne. On ne va pas en parler sinon pour dire que les tendances vicieuses qui sont en nous réclament ce genre de retranchement qui remet en question notre équilibre moral.

Il y a aussi un autre genre de souffrance que j’aimerais ne pas avoir à mentionner, ce sont les suites de la mesquinerie: soit que nous sommes parfois mesquins envers les autres, soit que les autres sont parfois mesquins envers nous. Dans les deux cas nous ressentons de la souffrance. Jalousie, envie, ambition, rancune, colère, irritation, vengeance: tout cela est source de beaucoup de souffrance dans la vie de chrétiens peu avancés dans la connaissance de l’évangile. Je ne peux pas penser à ce genre de souffrance sans mentionner l’abbé Huvelin écrivant à Charles de Foucault :
(2)Loin de nous surtout ces petites douleurs moins aisées à supporter que les grandes, ces blessures si mesquines, si rageuses, si envenimées que font les passions, l’amour-propre! C’est la honte de l’humanité de tant souffrir pour si peu de choses (René Bazin, Charles de Foucault, p. 90).
Au contraire de la mortification, ce genre de souffrance ne vient pas de Dieu, n’est pas selon Dieu. Il vient directement de notre nature blessée, de l’amour-propre. Il vient des illusions que nous avons sur nous-mêmes, sur les autres, sur leurs intentions, sur les vraies valeurs de la vie. Ces douleurs sont signes d’un certain degré d’immaturité. On se comporte comme des adolescents, pour qui le tien et le mien sont si importants, pour qui le besoin de briller, de faire mieux que les autres est un continuel souci.

Ce genre de souffrance s’élimine normalement avec l’âge, parce que la sagesse s’établit en nous. La sagesse, c’est cette vue large sur la vie et les choses qui naît avec l’expérience. Les choses prennent leurs vraies proportions, les unes vis-à-vis les autres, au fur et à mesure que nous prenons de l’âge.

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Non, cette sorte de souffrance qui vient de la mesquinerie n’est pas la souffrance qui est celle de la prédication chrétienne, pas celle qui fit clamer à St Paul
Qui nous séparera de l’amour du Christ? L’affliction, ou l’angoisse, ou la persécution, ou la faim, ou la nudité, ou le danger, ou le glaive (Rom. 8, 35)?
Citons encore l’abbé Huvelin :
(3)Notre-Seigneur ne veut pas d’autres douleurs en vous que les siennes (Lettre du 18 septembre 1899, dans Un Prêtre, l’abbé Huvelin, p. 268)
Qu’est-ce que cela veut dire, “les siennes”? S’agit-il de persécutions extérieures ou de souffrances toutes mystiques, douleurs qui ressemblent à celles de Jésus? Seules celles-là? Evidemment pas; qui alors serait sauvé? Mais il s’agit de ces souffrances qui ne viennent pas de nous, de notre propre petitesse morale, de notre amour propre. Toute souffrance qui vient de dehors vient de Dieu en quelque sorte. Celles-là sont les meilleures pour nous sanctifier. Mais tout ceci réclame une explication.

N’oublions pas que les souffrances existant dans le monde résultent de ce qui s’est passé au début de notre histoire humaine. La liturgie nous éclaire dès les premières pages de la Bible, en ce temps de Carême .Elle nous rappelle d’où viennent les souffrances – celles de Jésus et les nôtres. A la chute de nos premiers parents ,Dieu a dit,
Maudit soit le sol à cause de toi! Dans la peine tu t’en nourriras tous les jours de ta vie (Gen. 3, 17).

C’est une malédiction qui s’étend bien au-delà du travail agricole. Déjà Dieu avait signifié à la femme qu’elle souffrirait dans ses accouchements (3, 16). St Paul nous montre la création participant à ce bouleversement premier, participant aussi, à la fin des temps, à la libération apportée par le Christ:

La création, en effet, a été soumise à la vanité – non de son gré, mais à cause de Celui qui l’y a soumise – toutefois elle garde l’espérance, parce que la création, elle aussi, sera libérée de l’esclavage de la corruption en vue de la glorieuse liberté des enfants de Dieu (Rom. 8, 19-20).
Le monde a été fait bon, a été fait pour le bonheur. Le désordre qu'on y découvre vient de la chute. La souffrance fait partie de la chute. Le catéchisme explique :
(4)Dans le baptisé, certaines conséquences temporelles du péché [originel] demeurent cependant, telles les souffrances, la maladie, la mort, ou les fragilités inhérentes à la vie comme les faiblesses de caractère (CC #1264).
Mais cette malédiction prononcée par Dieu au début des temps n’est pas une vengeance “des dieux” contre l’homme, à la manière des tragédies grecques. Ce qui fait l'essence de la tragédie, c'est le désespoir de l'homme vis-à-vis de son destin, contre lequel il ne peut rien, puisque les dieux le dirigent. La malédiction du Dieu de la révélation est plutôt une discipline et un remède. C’est ce que les écrivains du Nouveau Testament y ont vu et avec eux toute la tradition théologique de l’Eglise. L’acceptation des peines que l’on ne peut éviter est la meilleure manière d’en tirer partie. Le travail dur, la maladie, l’injustice subie peuvent et doivent participer à notre sanctification, à notre guérison. “C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain. » St Paul dit dans le passage aux Romains cité précédemment :
Nous savons, en effet, que jusqu’à maintenant toute la création gémit dans les douleurs de l’enfantement (8, 22).
L'événement qui a changé pour toujours le sens de la souffrance est la mort et la résurrection de Jésus. C'est lui qui a rendu possible cette lecture de l'Ancien Testament qui fait le génie de St Paul, lecture que les Juifs méconnaissent parce qu'ils ne bénéficient pas de la clef de la révélation.

On aime de nos jours comparer les religions entre elles pour trouver les points de ressemblance, allant parfois jusqu'à dire qu'elles s'équivalent finalement. Le christianisme pourtant est la seule religion qui donne un sens positif à la souffrance et laisse entrevoir une espérance de délivrance. Mais il fait mieux en montrant la souffrance comme façonnant en nous l'être que nous deviendrons dans le monde à venir:
Nous savons d'ailleurs que Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l'aiment, ceux qui sont appelés conformément à son dessein. Car ceux que d'avance il a connus, il les a aussi prédestines à être conformes à l'image de son Fils (Rom. 8, 28-29).
St Paul insiste dans ce passage sur la justification, qui implique bien davantage que le seul baptême. Toute notre vie est une justification, une œuvre qui doit nous rendre justes. La justification essentielle est celle du baptême et elle suffit à nous sauver. Mais l'éducation de la vie doit nous transformer peu à peu jusqu’à ressembler à Jésus par tout notre comportement. Comme dit le Catéchisme citant Gaudium et Spes :
(5) Jésus “offre à tous les hommes, d'une façon que Dieu connait, la possibilité d'être associés au Mystère Pascal (CC no.618).”
“D'une façon que Dieu connait,” cette phrase suggère tout ce qu'il y a de personnel, de caché, de mystérieux dans nos souffrances. Dieu seul est présent dans nos luttes les plus intimes pour nous soutenir et nous consoler. Le Catéchisme parle de cela plus explicitement ailleurs :
(6) Dès le début, Jésus a associé ses disciples à sa vie...à sa mission, à sa joie et à ses souffrances. Jésus leur parle d'une communion encore plus intime entre Lui et ceux qui Le suivraient: Demeurez en moi, comme moi en vous... Je suis le cep, vous êtes les sarments (CC no.787).
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C'est peut-être maintenant qu'il faudrait parler de la souffrance, moins sur le plan spéculatif et théologique, davantage sur celui de la pratique, de la psychologie et de la spiritualité. Ces conférences de Carême manqueront leur but si elles ne s'adressent qu'à la tète. Nous cherchons, non à savoir davantage, mais à mieux vivre.

Commençons par cette belle parole d'un chartreux,
(7)“Il y a quelque chose de mieux que de supprimer la souffrance, c'est de l'utiliser (Dom Guillerand, Vivantes clartés).
Oui, on peut chercher à supprimer la souffrance, et normalement c'est ce qu'on doit faire; mais faute de pouvoir la supprimer, on doit l'utiliser ainsi. On peut aussi ne pas chercher à la supprimer, soit qu'elle est supportable ; soit parce qu'on veut imiter le Christ : c’est l’attitude héroïque des grands saints qui vont au-delà de la souffrance.

Mais qu'est-ce que cela veut dire “utiliser” la souffrance. Ça veut dire tourner la souffrance à son bien et au bien du prochain. Grâce à notre enracinement dans le Christ, grâce au mystère de la croix qui agit en nous, toute souffrance peut être portée comme le Christ à porté sa croix pour le salut du monde. Evidemment le monde, j'en fais partie. Donc je peux porter la souffrance afin d'œuvrer à mon salut; la charité commence par soi-même.

Et toutes mes souffrances peuvent contribuer à cette fin, oui toutes, même ces souffrances que j'ai appelées mesquines, du moment toutefois qu’on reconnaît qu'elles sont mesquines et qu'elles sont un indice du grand amour-propre qui est en soi. Nos faiblesses de caractère, nous a dit le Catéchisme, sont des suites du péché originel et nous les subissons donc, en quelque sorte, du dehors. Mon éducation morale a été en défaut, je suis encore plein de mesquinerie. L'acceptation humble de ses défauts est recommandée par tous les maitres spirituels. Cela ne veut pas dire minimiser ses défauts, ou se vanter de ses défauts, ou les canoniser – appeler le mal un bien; mais au contraire, ne pas se décourager de ses défauts, ne pas s'en étonner, même savoir sourire d'eux. Faites cela, et les souffrances qui viennent de ce côté-là diminueront beaucoup. Citons encore l'admirable abbé Huvelin :
(8)L'infidélité pour vous serait de vous faire voir vos douleurs comme inutiles: “C'est trop peu de choses!” – Sous cette fausse humilité... se cache la méconnaissance de ce que Dieu a voulu, de ce que Notre-Seigneur a fait (Un Prêtre, Lettre du 18 septembre 1899, ibid. p. 268).
L'homme vraiment humble sait rire de lui-même, sait ne pas se prendre trop au sérieux. Non seulement il sait se tourner en ridicule pour alléger l'atmosphère, mais il laisse les autres le mettre en boite. Cela est rare. Mais cette attitude humble est sa propre récompense, puisqu'on ne rougit plus, on n'est plus intérieurement furieux lorsque les autres nous taquinent ou nous tournent en ridicule. Les saints étaient admirables de ce point de vue.

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Mais, enfin, qu'en est-il des vraies douleurs de la vie ? Voici un jeune homme qui revient de la guerre cul-de-jatte, un père de famille qui perd son emploi, une mère qui perd un enfant, un prêtre qui perd sa réputation. Oui, il y a de grandes souffrances qui nous trouvent innocents et il y en a d'autres qui nous trouvent coupables. C'est que les grandes souffrances peuvent venir de nous-mêmes, et pas seulement des autres ou de la cruauté de la vie. Les souffrances de l'homme en prison peuvent être utilisées autant que les souffrances de l'homme innocent. Notre Seigneur est prêt à sanctifier toutes les souffrances, quelles que soient leur origines. La seule chose requise est un cœur humble et contrit.

Le meilleur conseil que je connais pour ces grandes souffrances vient de St. Basile le Grand, le patriarche des moines d'Orient. Le jésuite Iréné Hausherr en parle dans son livre Hesychasme et prière. Le mot “hesychasme” veut dire la paix intérieure: comment garder la paix intérieure quand nous souffrons énormément. Voici ce qu'il dit :
(9)St Paul dit encore: En tout, rendez grâces. Et comment est-il possible qu'une âme endolorie par des calamités, une sensibilité écorchée de toute part, ne se laisse entraîner aux lamentations et aux larmes ? Comment rendre grâces, comme si c'était un bien ? Oui, comment ? Le premier mot de la réponse c'est logizesthai, réfléchir, faire usage de la raison. Aux problèmes humains il ne peut y avoir de solutions dans l'infrahumain, l'irrationnel. Basile, ni aucun des Pères, ni même aucun philosophe, n'envisage le cas où la “faculté maîtresse” aurait perdu tout contrôle des instincts. La mère de l'enfant mort prématurément doit donc “réfléchir,” se dire que pour l'enfant né de ses entrailles, Dieu est plus père que tout autre, plus sage protecteur, et meilleur organisateur de la vie, etc. Il ne s'agit pas d'une froide résignation stoïcienne, impossible à la nature humaine... Chez le chrétien, c'est un principe que Dieu est Amour. Le terme de Providence est désormais si peu synonyme de nécessité que... tout prend un aspect personnel et tout se pénètre d'amour autant que de sagesse (Hésychasme et prière, pp. 292-297).
Arrêtons-nous là. Face aux grandes douleurs de la vie, il faut s'arrêter, il faut se retirer dans un lieu recueilli, et penser: penser à son problème, penser à Dieu qui l'a consenti , penser à la manière dont Dieu agit avec les hommes. Dieu autorise les souffrances pour nous purifier, nous approfondir dans sa connaissance et son amour, pour nous sauver et nous permettre de l'aider à sauver le monde. Toutes ces raisons entrent en jeu dans à nos souffrances personnelles, surtout les grandes.
Je complète dans mon corps ce qui manque aux souffrances du Christ pour son Corps qui est l'Eglise (Col. 1, 24).
Ce cri de l'Apôtre devrait retentir en nous toujours, mais surtout dans nos grandes épreuves. Et n'allons pas dire que nos souffrances sont des châtiments pour nos infidélités. Oui, toute souffrance est le résultat du péché des origines, et toute souffrance peut et doit nous purifier des fautes commises par nous et par le monde. Mais nos grandes souffrances peuvent aussi n'avoir rien à voir avec nos péchés personnels. Souvenons-nous du mot de Jésus,
Dieu fait que le soleil brille sur les bons et les méchants, et que la pluie tombe sur les bons et les méchants.
Donc, ne nous culpabilisons pas du fait que les épreuves s'abattent sur nous. Cela est à voir si nos actions sont la sources de nos épreuves ou non. Logizesthai, réfléchir, faire usage de la raison sur ce point comme sur les autres.

La psychologie moderne nous inviterait aussi à laisser couler les larmes au moins un peu. St Augustin, à la perte de sa mère, n'a pas eu honte de pleurer. Il ne se prétendait pas ange. La spiritualité chrétienne a peut-être mis trop l'accent sur la raison au point d'oublier le corps et la sensibilité, ayant leur rôle à jouer dans notre manière de combattre nos souffrances. Les larmes sont l'expression naturelle d'une douleur profonde. Pleurer est souvent une source de paix, on se sent mieux après avoir pleuré.

Sachons aussi confier nos souffrances à un ami, à un époux, à ses parents, à un prêtre; non pas à tout passant, non pas sans cesse, mais à quelque personne proche – de temps en temps. Et avec l'espérance qui vient de la foi. Ces épanchements sont bons pourvus qu'ils ne deviennent pas maussades et piteux.

Continuons avec la citation du Père Hausherr :
(10)Ce n'est plus parce que “les dieux sont plus forts” que l'homme se soumet, ce n'est même plus simplement parce que le raisonnement lui démontre l'inutilité et l'absurdité de toute résistance. C'est parce qu'il fait filialement confiance à Celui qu'il nomme Père. Le grand secret de l'esprit chrétien tient en quelques syllabes : Scit Pater vester : Votre Père sait... Le Dieu vivant n'exige pas de ses enfants une impassibilité inhumaine... Basile ne parle jamais de l'apatheia comme un idéal de perfection humaine. Il permet aux autres et à lui-même de ressentir la souffrance, et de le dire. L'homme comme tel [l'homme abstrait] n'existe pas. Chacun d'entre nous est aussi ceci ou cela, père, fils, ami ,etc ... à l'égard d'un autre. [Donc] pas d'apatheia [pas d'insensibilité] devant l'accident survenu: mais ressentir la perte sans succomber sous le chagrin. Et la marque nécessaire et suffisante de cette force d'âme consiste à rester capable de remplir ses obligations (Hésychasme et prière, pp. 292-297).
Il y a beaucoup de sagesse chrétienne (en tout)dans ce passage de commentaire. Le Père Hausherr nous montre un but et un idéal à poursuivre. Bien sûr, nous aurons des défaillances puisque cela fait partie du lot humain; Dieu le sait et il en a pris d'avance son parti. Donc il y aura des jours d'impuissance et nos obligations partiront. Mais efforçons-nous avec l'aide de la grâce d'en sortir.

Il faut terminer cette conférence, bien qu'il y ait beaucoup d'autres remarques possibles. La souffrance est une des grandes réalités de la vie. Sans la souffrance nous ne deviendrions pas des hommes et des femmes mûrs, ni surtout des chrétiens adultes et des saints, c'est-à-dire de vrais frères et sœurs du Christ, non seulement vivant de sa vie de grâce, mais aussi lui ressemblant. La souffrance fait vraiment partie du dynamisme de la vie chrétienne en ce sens-là. Mais n'oublions jamais que le bonheur et la joie doivent avoir le dernier mot dans nos vies. Nous sommes faits pour la joie et c'est parce que nous cherchons la joie que nous apprenons à surmonter la douleur.

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Permettez que je termine avec cette pensée. Nous avons parlé de la souffrance des chrétiens, de la manière dont les chrétiens doivent porter la souffrance pour en tirer le meilleur parti. Qu'en est-il de tant de peuples non-chrétiens qui pâtissent terriblement. Leurs souffrances ou épreuves sont-elles vaines et stériles? Certainement pas. Le Dieu des chrétiens est le Dieu de tous les peuples, il est le Père de tous les hommes. Nous devons croire qu'il trouve facilement des moyens d'amener ces âmes vers lui. Et on peut croire que la souffrance est une voie nécessaire de l’acheminement vers Dieu. J'aime voir la souffrance comme un huitième sacrement : celui réservé à ceux qui ne peuvent en recevoir d'autres. Le Christ a tellement fait sienne la souffrance, par sa croix, qu’Il bénit la souffrance partout où elle existe. J'aime croire qu'une âme qui demeure aimante, aimante malgré toutes sortes d'épreuves , est sanctifiée jusqu’à recevoir la grâce du salut. Non pas automatiquement, mais parce que Dieu y voit une participation à la croix de son Fils.

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Textes supplémentaires


Par l'espoir des biens futurs, tu rends plus légers les maux présents. Ceux qui ont les yeux faibles détournent la vue des objets trop luisants et la repose en regardant des fleurs et de la verdure. Tout de même, faut-il éviter de fixer continuellement ce qui attriste, et de s'hypnotiser sur les ennuis présents, mais tourner l'œil de l'âme à la contemplation des vrais biens. De la sorte, tu réussiras à être toujours en joie (St. Basile, Homélie sur l'action de grâces, n. 7, P.G. 31, 235B)

Nous entrons dans la vraie joie par le centre de notre propre néant (Thomas Merton, Manne du désert, « Silence de psaumes » p. 137).

Notre Seigneur ne console pas toujours, mais Il soutient. Il s'agit de lui rester fidèle, de se prêter, de s'appuyer sur lui, sur sa parole, sur ce qu'Il a montré (Abbé Huvelin, lettre du 10 juin 1899, dans Un prêtre, p. 268).

Crois bien que dans son amour Il a des desseins sur toi, et que s'Il te demande tant de sacrifice, c'est pour te donner beaucoup (Bse. Elisabeth de la Trinité , Lettre 154).

Nous serons émerveillés un jour – là-haut – quand nous verrons ce que la souffrance devient dans des âmes courageuses, qui savent l'accepter et la porter par amour. Elle est la plus profonde source de la vraie paix... Pour cela il faut être fort. Etre fort, cela ne veut pas dire se dresser contre ce qui nous blesse pour le supprimer. Il existe une autre force, bien plus haute. C'est la force qui accepte ce qu'elle ne peut pas supprimer et qui demeure souriante sous la croix. Ce n'est pas à la croix qu'on sourit, mais à Celui qui l'a portée avant nous et pour nous, et qui la porte encore avec nous (Voix cartusienne, pp. 5-6).

La souffrance, en tant que porte-voix de Dieu, est un terrible instrument; il peut conduire à la rébellion finale et impénitente. Mais il représente, pour tous les méchants, l'unique occasion de s'amender. Il ôte le voile; il plante le drapeau de la vérité dans la forteresse même de l'âme rebelle (C.S. Lewis, Le problème de la souffrance, pp. 116-117).

Autres conférences

 

Article publié par MICHEL LAISNE • Publié le Lundi 01 mars 2010 • 4057 visites

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