Carême, chemin de Désert et de Fidélité

Andrew Nugent O.S.B. - Glenstal Abbey, Limerick, Ireland

Maison St Benoit, Douai, jeudi 18 mars 2010.

Voici le plat que j’ai choisi à la carte que le Père Peter, votre Bon Pasteur, m’a présentée pour cette conférence de Carême. Deux mots: désert et fidélité. Est-ce qu’il y a un rapport, un lien entre ces deux mots, ou à l’idée sous jacente à l’un et à l’autre? Est-ce que, par exemple, il y a toujours quelque chose de désertique, lorsqu’il s’agit d’être fidèle à quelqu’un ou à quelqu’une, ou à quelque valeur – la vérité, par exemple, ou la justice ? Ça coûte parfois. Il faut bien sortir de soi. Le Petit Prince se reconnaît responsable de sa fleur. Je suis responsable de ma fleur. Il se veut, et s’avoue fidèle à elle. Or sa fleur est une rose, et les roses ont des épines. La fidélité, l’amour pourr-aient être parfois des affaires épineuses, voire désertiques. Vous n’avez pas remarqué?
On est un peu seul dans le désert, reprit enfin le Petit Prince. On est seul aussi chez les hommes, dit le serpent. Il ne suffit pas d’être entouré de gens. Il faut être fidèle. Il faut, comme le Petit Prince dit, créer des liens. Et chaque lien que l’on crée, c’est une responsabilité– et parfois un fardeau.

Prenons nos deux mots, un à un.

(A) Désert


Premier aspect du désert. Le désert est le domaine des démons selon toute la tradition monastique. Les premiers moines sortaient dans les déserts d’Egypte, de Syrie, de Palestine pour livrer combat contre les démons, et contre eux-mêmes – vous savez, on est un peu démon soi-même.

Aussitôt, L’Esprit poussa Jésus au désert. Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan (Mc 1, 12-13).
Les quarante jours de notre carême rappellent, et la tentation de Jésus, et les quarante années de l’Exode à travers le désert – période d’épreuve, mais aussi de formation, avant que le peuple élu par Dieu n’ait pu parvenir à la Terre Promise
Et voici le paradoxe: le désert est la demeure des démons: il est aussi là où Dieu vient tout proche de son peuple, où il leur enseigne sa loi – et remarquez – il ne s’agit ni d’une imposition, ni d’une consigne sans âme, ni de toute une série de corvées ou d’interdictions. Non: La Loi est un don, une grâce. Elle est une règle de vie.
Parfois, lorsqu’on est le plus secoué par les démons, par la tentation, lorsqu’on ne peut pas prier, ou même penser une seule pensée pieuse, Dieu est le plus près de nous. Saint Benoit le dit quand il cite le psaume 72 Je suis réduit à rien, je suis tout ignorant, je ne suis qu’une brute bête devant toi – et pourtant je suis avec toi toujours (RB 7: 50).
Or voila les différents aspects de nos déserts à nous; puisque, nous aussi, nous devons traverser le désert pour pouvoir entrer dans la terre promise. Nous sommes, comme Jésus, poussés par le Saint Esprit – parfois peu poliment – dans le désert. Vous savez, cela nous fait du bien. André Gide écrivait à un de ses jeunes amis: Que Dieu te soit avare avec le bonheur!
Toujours dans les vies des pères dans le désert, le héro-moine est tenté par les démons. Il y en a huit, d’après Évagre, le grand syn-thétisant de la sagesse du désert: la Gourmandise, la Fornication, l’Amour de l’argent ou de ce que l’argent peut nous obtenir, la Trist-esse, la Colère (Les Pères dans le désert, Évagre, Jean Cassian, les Apophtegmata parlent plus de la colère que de n’importe quel autre des penchants mauvais).
Ensuite le sixième démon, l’Acédia. C.-à-d., l’ennui profond, le démon de midi, le sentiment que la vie spirituelle – même la vie tout court – me casse les pieds, me scie. Le découragement, le sentiment que ma vie intérieure n’est qu’une mauvaise plaisanterie.
Enfin les deux derniers démons – et les plus dangereux – puisqu’ils s’attaquent à la partie spirituelle de l’âme. Les trois premiers démons s’engagent avec les désirs corporels de l’âme – ce n’est pas tragique, c’est pour les débutants dans la vie spirituelle. Après ça, la tristesse, la colère, l’acédia, s’attaquent à la partie réact-ive ou irascible de l’âme. C’est déjà plus sérieux. Mais La Vaine Gloire et, surtout, L’Orgueil sont diaboliques et très dangereux. Jean Cassian remarque sardoniquement: Ne vous inquiétez pas! la plu-part d’entre vous ne monteront jamais si haut dans la vie spirituelle pour que les démons soient obligés à vous tenter de la sorte!
Lorsque les Pères du désert veulent souligner que nous sommes responsables pour nos pensées puisque tout cela sort de nous, et alors nous devons réagir et lutter contre nos mauvaises tendances, ils parlent de logismoi, ou pensées, comme dit Jésus, Du cœur en effet proviennent intentions mauvaises, meurtres, adultères, inconduites, vols, faux témoignages, injures. C’est là ce qui rend l’homme impur (Mt. 15: 19).
Lorsque, par contre, les Pères veulent souligner que nous ne sommes pas mauvais fondamentalement, aux profondeurs de nous mêmes, ils parlent de démons, pour montrer que le mal est en quel-que sorte extérieur à nous, que le mal vient à nous de l’extérieur, et que nous ne sommes pas coupables. Être tenté– même à des choses atroces n’est pas un péché. Bien au contraire, si je fais de mon mieux pour être sage, généreux, loyal, charitable, juste, décent, et ainsi de suite, la tentation est méritoire et m’approche de Dieu, au lieu de m’écarter de lui.

Dans la vie de St. Antoine, écrite par S. Athanase, et dans la vie de St. Benoît, attribuée à S. Grégoire le Grand, comme dans la Vie du Christ chez les Évangélistes, il y a un seul grand combat décisif, où le héro gagne le dessus sur son rival, qui est vaincu et n’ose plus revenir jusqu’au moment de la mort du saint où il sera vaincu encore, et cette fois, définitivement.
Deux aspects importants de ces histoires sont, d’abord, que le saint homme ou la sainte femme, après avoir pris le dessus sur les démons, reçoit le don des miracles, c.-à-d. le pouvoir de faire des miracles, surtout les guérisons, mais aussi de chasser les démons, de prédire l’avenir, même de ressusciter les morts. Et deuxième aspect de ces histoires: le saint reçoit l’amitié des animaux sauvages: les lions, les ours, les loups, mais aussi les serpents – c’est parlant ça – les serpents ont été les anciens ennemis de l’humanité depuis le début au jardin d’Eden.
C’est de la théologie. Les miracles, et l’amitié des animaux sauvages veulent dire la même chose, que le saint, ayant vaincu ses vices, ses démons, tout ce qui est négatif, ou mesquin, ou égoïste dans sa vie est revenu, même de son vivant, à l’état paradisiaque où Adam et Eve ont vécu avant la Chute. C’est pourquoi les bêtes sauvages, pas seulement ne le blessent point, mais, pardessus le marché, elles lui obéissent, elles sont même toute prêtes à faire de petites courses et des commissions pour les saints.
Il faut dire que S. Jérôme, un peu grincheux, n’y croyait pas tant. A son avis, il n’y a jamais une victoire définitive. Il faut lutter jusqu’au dernier soupir. Peut-être était-il un peu jaloux ou plutôt envieux!
Ce qui est certain, c’est que pour nous autres les choses ne vont pas si vite. Il faut être patient avec Dieu, avec les autres, et surtout avec nous-mêmes. Ne te fatigue pas, ne te décourage pas. Attends le Seigneur. Surtout ne t’en va pas! Ce sont des lieux communs de la sagesse du désert au quatrième et cinquième siècle, recueillis dans les Apophtegmata. Même au milieu de nos démons, Dieu vient proche de nous et – comme jadis au désert du Sinaï – il nous enseigne sa loi et l’écrit dans nos cœurs. Prenez sur vous mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur – et vous trouverez le repos de vos âmes (Mt. 11: 29).
C’est ainsi qu’Évagre, un des plus grands des Pères du désert, pouvait écrire, l’immensité du désert est signe de l’infinité de l’amour de Dieu.

(B) Fidélité


Voilà la primordiale fidélité au désert: Dieu est fidèle à nous tout au long de notre exode vers la terre promise. Il nous nourrit de L’Eucharistie (manne) et du miel de sa Parole libératrice (Loi).

Dieu nous enseigne le secret de sa propre vie intime: l’amour, Aimez vous les uns les autres. Cet amour doit être catholique, c.à.d. universel, une solidarité vraiment humaine. (Xavier Le Pichon, Aux Racines de l’Homme: de la Mort à l’Amour).

Des individus seuls dans le désert, nous devons devenir des personnes responsables les unes des autres. Je suis responsable de ma rose.. répéta le petit prince, afin de se souvenir. L’individu est isolé dans son propre égoïsme – et bien sûr, il peut y avoir aussi des égoïsmes à deux. La personne est celle, ou celui, qui a appris à créer des liens ou – comme dit le petit prince – qui s’est laissé apprivoiser par Dieu, par celle ou celui que l’on aime, par tous les hommes. Il faut être loyal. Il faut être fidèle – à tous.

Témoignages


Emmanuel Levinas, philosophe juif, qui a appris dans le désert des camps d’extermination pendant la deuxième guerre mondiale à reconnaître une responsabilité pré-originelle envers tous les hommes. Il appelle ce lien radical entre tous les hommes d’un nom très évocateur du mystère chrétien: l’expiation.

Le moi n’est pas un étant ‘capable’ d’expier pour les autres: il est cette expiation originelle.

Il y a chez Dostoïevski – dans Les Frères Karamazov – un adolescent qui s’appelle Markel. Markel est gravement malade. Il est près de la mort. Il avait été un jeune homme, peu sensible. Mais la maladie et la faiblesse, et la mort elle-même ont beaucoup fait pour lui. Il devient sympathique – au sens fort. Un jour, il dit à sa maman:
‘Chacun de nous est responsable devant tous pour tout, et moi plus que tous les autres.’ Notre mère à cet instant souriait à travers ses larmes. ‘Comment peux-tu être plus que tous resp-onsable devant tous? Il y a des assassins, des brigands dans le monde; quels péchés as-tu commis pour t’accuser plus que tous?’ Markel répondit ‘Ma chère maman, sache qu’en vérité chacun est responsable devant tous, pour tous et pour tout. Je ne sais comment te l’expliquer, mais je sens que c’est ainsi, et cela me tourmente. Comment pouvions-nous vivre sans savoir cela?’ Et chaque jour il se réveillait plus attendri, plus joyeux,
frémissant d’amour.
Antoine de Saint-Exupéry écrit dans Pilote de Guerre:
Chacun est responsable de tous. Chacun est seul responsable de tous. Je comprends pour la première fois l’un des mystères de la religion dont est sortie la civilisation que je revendique comme mienne: Porter les péchés des hommes. Et chacun porte tous les péchés de tous les hommes.
La solidarité humaine ressort de la logique profonde de L’Incarnation et du Mystère Pascale. Elle doit être le fondement de toute ecclésiologie.

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Article publié par MICHEL LAISNE • Publié le Dimanche 21 mars 2010 • 2222 visites

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