En nos souffrances, la crise et la grâce

Sœur Marie-Daphrose, monastère des bernardines, St-André

Maison St Benoit, Douai, jeudi 14 avril 2011

Ce thème de souffrance doit évoquer des expériences variées qui font partie de toute vie humaine. J'ai choisi de l'aborder par son vécu concret et par ce biais de la crise et de la grâce. Vous avez vu ce titre, il met ensemble : souffrance, crise et grâce.

Quand j'associe les mots « souffrance et crise », je suis en de suggérer regard sur notre manière de voir et de vivre souffrance et je reconnais que l'expérience est malaisée, difficile à accueillir. Nous n'avons qu'à regarder les réactions, les attitudes que nous opposons à la souffrance ; elles sont de refus. Parfois même, ce sont souffrances antérieures qui font remonter en nous la colère.

Je viens de la région des Grands Lacs - Afrique Centrale - où, ces vingt dernières années, nous avons vécu beaucoup de souffrances et de misères liées à la guerre. Une femme a raconté qu'après le massacre des siens et tout ce qu'elle avait enduré, sa colère s'abattait sur tout ce qui pouvait se trouver sur son passage. Elle injuriait les fleurs qui avaient le toupet de s'épanouir là où les siens n'avaient pas eu le droit d'exister. Cela, jusqu'au jour où à l'étranger, elle se surprit en train d'injurier des fleurs allemandes. Elle se tint à elle-même ce petit discours : « Alors, N ! Puisque les tiens ne sont plus, tu t'imagines que le soleil ne brillera plus, que les fleurs ne s'épanouiront plus... ». Elle avait retrouvé l'humour et même un peu de sa poésie. Elle acceptait le fait que sa souffrance ne soit pas et n'est pas au centre de l'univers, qu'elle était en ce monde l'une des réalités comme tant d'autres, auxquelles elle-même faisait place à nouveau.

Dans de grandes souffrances la tendance est de se replier sur soi. C'est par grâce qu'on arrive à faire place à toute autre réalité, même à d'autres peines. Sortir de soi demande alors de faire violence et cela exige un dépassement, un oubli de soi. La vie appelle à cela et elle y gagne.

Plus profondément, se posent les graves questions de la foi, de l'Espérance, de l'amour, du sens de la vie, avec des remises en cause quelque fois, mais aussi des mûrissements, des purifications et des conversions. Aux livres sapientiaux de la Bible, en particulier au livre de Job, en de nombreux Psaumes aussi, la colère, l'indignation et la protestation s'expriment, accompagnées des questions, toujours les mêmes : pourquoi le mal, pourquoi la souffrance des innocents. On s'irrite sur le succès, la prospérité et le bien-être des méchants, eux qui se moquent de Dieu, qui écrasent l'innocent et dépouillent le malheureux... Voilà des malaises profonds auxquels nos raisonnements buttent et nous laissent sans réponse. La raison n'y entend rien il lui faut le secours de la foi.

La souffrance est un mal qu'avec nous cherchons combattre. Cependant, il n'est pas au pouvoir de l'homme l'enrayer totalement de ce monde. Puis, on n'est humain et on n'aime vraiment que si l'on peut souffrir par amour, pour une noble cause... Dans sa lettre Encyclique sur l'Espérance, Benoît XVI écrit : « là où les hommes dans une tentative d'éviter toute souffrance cherchent à se soustraire à tout ce qui pourrait signifier souffrance, là où ils veulent s'épargner la peine et la douleur de la vérité, de l'amour, du bien, ils s'enfoncent dans une existence vide... où il y a ... sensation du manque de sens... » n° 37

Plus haut nous avons dit qu'en nos souffrances il y a « la grâce ». Quand je dis la grâce, je vise d'abord le don de la foi qui donne à l'homme de voir Dieu agir dans sa propre existence, de l'accueillir en tout ce qu'il vit. Le croyant sait reconnaître Dieu comme source du bonheur et de la véritable joie. Croire en Dieu, c'est vivre dans son amour et dans la force de tout amour vrai. Je pense ici à la grâce d'une vie en famille, en société, en Église, bref aux nombreux secours humains et spirituels qui sont offerts. Vivre de Dieu, c'est s'autoriser à jouir de sa bienveillance, à être un souci pour Dieu. On en tire un bonheur immense. Il doit en découler des attitudes de gratitude Dieu, envers le prochain et envers la vie.

C'est la grâce accueillie au quotidien qui nous gardera dans l'esprit filial et forts contre la tentation dans l'épreuve. Dans la détresse, on a vite fait de mettre un doute sur la bienveillance de Dieu, de voir en Lui un agresseur injuste et de dire : « Un Dieu bon peut-il laisser souffrir ? ». Toute autre est l'attitude confiante du Serviteur Souffrant et du Christ dans sa Passion. La Semaine Sainte vient, elle nous donnera de contempler l'Amour Incompréhensible de Dieu qui s'abaisse à l'extrême pour vous et moi.

Cela dit, la souffrance est un défi de notre vie. Pour chacun elle est vraiment sienne ; il la vit et s'y sent seul, avec la peur d'y subir quelque dommage et même d'y périr. La cause de nos peurs, Jésus la dit : « Hommes de peu de foi, pourquoi avoir peur ? Pourquoi as-tu douté ? » (Mc 4,40 ; Mt 14,31 ; Mt 24,11.25.41 ; 28,17 ; Mc 16,11.14). Les disciples ont fait l'expérience de leur incrédulité et Jésus le leur reproche à chaque fois qu'ils sont fort troublés, « perdus » comme ils disent.

Les disciples ont vécu également dans la grâce des recommencements et des pardons offerts. Pierre est ébranlé par le scandale de la Passion, mais sa foi triomphe ; relancée par le regard d'amour du Christ. Converti à la croix rédemptrice, il dira des choses étonnantes aux premiers chrétiens : souffrir pour le Christ et pour le bien c'est normal ; il n'y a aucun dommage en cela ; c'est une grâce, un honneur, un bonheur ! (cf 1 Pi chapitres l à 5)

Après le scandale de la Passion et la joie de la Résurrection, les Apôtres écouteront l'invitation de Jésus à prendre chacun leur croix et le suivre. Ils l'aimeront d'un amour nouveau et le suivront jusqu'à en mourir.

La souffrance du chrétien c'est, comme pour les premiers disciples, d'être un traître croyant, jamais sûr. Sa grâce, c'est de pouvoir prendre appui sur d'amour du Christ, dans son Église où l'on n'est pas à court de ressources. L’Église a l'Eucharistie, la lumière des saintes Écritures, la force des sacrements, Marie et la multitude d'intercesseurs... Nous savons donc sur qui, sur quoi prendre appui. Ce qui sauve, c'est l'amour, et la foi accueille le salut. Croire, c'est cesser de prendre appui sur soi.

Pour dire cela, permettez moi de raconter ce petit fait. Une petite fille devait passer par un pont sous lequel elle voyait filer les eaux écumantes et bruyantes d'une rivière. Elle en était effrayée. Son aîné chargé de veiller sur elle, essaya de prouver qu'il n'y avait aucun danger de marcher sur le pont. Avec aisance, il y fit plusieurs allées et venues sans réussir à la décider. Quand il partait vers l'autre rive, affolée, elle courait le long de la rive, criait, accusant son aîné de l'abandonner. Alors il revenait pour la calmer. Les deux enfants étaient impatients de rejoindre leur famille, il n'était pas question de revenir en arrière, chez leur tante. Un bon moment ils sont restés là, les larmes aux yeux, découragés et ne sachant pas quoi faire.

Un homme assis pas loin observait. Il tira à part l'aîné, lui dit quelque chose à l'oreille. Alors calmement l'aîné parla avec douceur à sa sœur. Il lui rappela que la famille attendait avec joie l'arrivée, puis lui dit : « Je vais te tenir très fort la main, je ne peux pas la lâcher. Regarde l'autre rive pour ne pas voir l'eau qui t'a effrayée, ensemble nous allons avancer. Je suis sûr que toi et moi nous allons traverser et aller à la maison ». A présent il était tellement gentil et si convaincu de ce qu'il disait, qu'elle s'appuya sur lui et osa avancer. Ils ont traversé ! Elle avait franchi la Mer Rouges à pied sec !

Eh bien, je pense que s'en remettre à Dieu c'est quelque chose dans ce genre ; c'est changer d'appui, c'est un transfert de confiance de soi vers Dieu. Dans nos impasses, le Sauveur c'est Lui. Il dit que c'est possible et il se porte garant. Et Dieu sait mieux que tout autre se frayer un chemin jusqu'à notre cœur désemparé ; il sait parler à nos angoisses et se charger de nous. Cela, il le fait tout au long des âges.

J' aimerais qu' on écoute quelques paroles et promesses que Dieu dit sur les lieux de la souffrance humaine.
          Ex 3,7-8 ; 1R19,3... ; Is 43, 1-5 (cf autre feuille)

  • Au temps de leur esclavage en Égypte,

    « les israélites gémissant de leur servitude, crièrent, leur appel à l'aide monta vers Dieu du fond de leur servitude... Dieu dit à Moïse : "J'ai vu, j'ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte. J'ai entendu son cri devant ses oppresseurs ; oui, je connais ses angoisses. suis descendu pour le délivrer..." »
  • Au temps de sa déportation, ce peuple ne chante plus, il se lamente (Ps 136) : « Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis et nous pleurions ». Par son Prophète Dieu s'adressa à ce peuple qui pleure :

    « Ne crains pas Jacob, car je t'ai racheté. Je t'ai appelé par ton nom. Si tu passes par les eaux je serai avec toi, et les rivières ne te submergeront pas. Si tu passes par le feu... la flamme ne te brûleras pas. Car je suis le Seigneur ton Dieu, le saint d'Israël, ton sauveur... Car tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t'aime ».
  • Menacé par la reine Jézabel, le prophète Jérémie

    « se leva et partit pour sauver sa vie. Il marcha dans le désert un jour de chemin et il alla s'asseoir sous un genêt. Il souhaita mourir et dit : "C'en est assez Seigneur ! Prends ma vie, car je ne suis pas meilleur que mes pères". Il se coucha et s'endormit sous un genêt. Mais voici qu'un ange le toucha et lui dit "lève-toi et mange"... Il y avait à chevet une galette cuite et une gourde d'eau. Il mangea et but, puis se recoucha. Mais l'ange du Seigneur revint une seconde fois, le toucha et dit "lève-toi et mange, autrement le chemin sera trop long pour toi » ... Soutenu par cette nourriture, il marcha quarante jours et quarante nuits jusqu'à montagne de Dieu » (1R19,3)
Voici des moments de grâce qui montrent Dieu au chevet de l'homme en souffrance. Auprès d’Élie qui ne demande plus que la mort ; auprès d'un peuple qui crie du fond de sa servitude et des lieux de son exil, Dieu est présent ; il ouvre les impasses et donne des issues. Cela se vérifie à travers tous les âges, en notre époque, et tous les jours.

Immaculée Ilibagiza, une jeune fille de mon pays dit ce qu'elle a vécu avec Jésus durant le génocide de 1994 au Rwanda. Recherchée, elle est cachée chez un pasteur avec sept autres femmes, dans une minuscule salle de bains, où elle survivra aux 91 jours des massacres. cf son livre Immaculée Ilibagiza, Miraculée Col J'AI LU

Ce qui est saisissant dans la Passion d'Immaculée, c'est la lutte de survie qu'elle a menée accrochée à Jésus, par une prière incessante. Humainement parlant, sa mort est certaine ; tout est là pour lui ôter l'espoir de survivre. Son combat est long et à chaque fouille, elle vit dans tout son être une agonie mais, je la cite :
« les tueurs étaient arrivés... une vague de désespoir m'engloutit... |''agrippais mon chapelet comme si c'était une ligne de vie vers Dieu... la prière devint mon armure, j'en enveloppais mon cœur étroitement... ».
Même sa prière est ce combat acharné pour ne pas désespérer. Elle se sent raillée ; en elle une voix chuchote : « pourquoi appelles- tu Dieu ? Les tueurs sont légion et tu es seule... tu survivras pas ».
« La lutte entre mes prières et les chuchotements maléfiques... faisait rage dans mon esprit. Je cessai de prier... et les chuchotements ne refluèrent pas... ».
Forte de la présence de Jésus, elle dira de certains moments répit : « j'étais si pacifiée, si heureuse... ». La paix, le bonheur dans de telles circonstances ne viennent pas d'elle, elles sont données et accueillies. Peu à peu la prière d'Immaculée devient en elle une intense soif d'amour. Elle veut pardonner aux bourreaux, alors elle laisse le Seigneur l'emplir de Pardon et d'Amour. Et déjà elle bénit Dieu pour ce qu'elle vit, qui est en train de transformer sa vie. Je cite à nouveau :
« J'élevais mon cœur vers le Seigneur et il l'emplissait de son Amour et de son Pardon. Être dans la salle de bains était devenu une bénédiction dont je serai â jamais reconnaissante... J'avais vécu la renaissance dans cette salle de bains, et étais désormais la fille aimante de Dieu, mon Père ».
De telles réactions, de telles attitudes ne se puisent dans aucune culture humaine. Comme elle le dit, c'est une renaissance. C'est une œuvre de salut. Voilà ce que Dieu sait faire au plus fort de nos détresses. Sur cette merveille je vais m'arrêter.

Le temps est limité, ce que je viens de partager l'est aussi. Mais dans la petite page que vous avez reçue, j'ai suggéré d'aller voir les solides enseignements de Jean Paul Il dans sa lettre apostolique de 1984, Le sens de la souffrance humaine puis Benoît XVI, l'Encyclique « Sauvés dans l'Espérance » (2007). Aux n° 35 à 40, il montre que la Souffrance est une école d'apprentissage et d'application de l'Espérance.

Dans quelques jours les célébrations de Semaine Sainte nous aideront à contempler intensément en la personne du Christ, dans sa Passion et sa Pâques, l'Amour indéfectible de Dieu pour l'homme. Lui seul est la réponse aux mystères de nos propres vies. Arrachés par lui à tous les périls de ce monde, Il nous fait traverser le pont et marcher vers la Vie. Oui ! La Résurrection c'est notre affaire ; nous sommes promis à la Jubilation éternelle. Dieu réjouira nos vies pour toujours.

BONNE FETE DE PÂQUES 2011 A NOUS TOUS !

Article publié par MICHEL LAISNE • Publié le Samedi 23 avril 2011 • 1089 visites

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