Du paradis Perdu au paradis retrouvé

Père Emmanuel Jacquier, Prieuré bénédictin de Moustier-en-Fagne

Maison St Benoit, Douai, jeudi 31 mars 2011

Introduction.


En ce temps du carême, ces quarante jours au désert avec le Christ, où ''nous attendons la sainte Pâque dans la joie du désir spirituel", comme dit saint Benoît (RB 49), je suis heureux de partager ces réflexions dans ce cadre monastique qui convient bien à notre sujet ! Les Pères du désert, depuis saint Antoine, le Père des moines, ont vécu à la suite du Christ une ou des expériences spirituelles qui font partie intégrante du trésor de l’Église. Et nous-mêmes, au fond, cette évocation nous attire: elle est toute entière résumée dans ce passage de l'évangile de saint Marc, qui illustre le mieux ce que ces premiers témoins de la foi ont voulu nous transmettre et que nous essayons de vivre: « (Après le baptême), aussitôt l'Esprit pousse Jésus au désert. Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan. Il était avec les bêtes sauvages, et les anges le servaient ». C'est le récit de Marc (1,12) qui va nous servir de référence, plutôt que celui de saint Matthieu - que nous lisons cette année - ou de saint Luc, bien entendu tout à fait compatibles, mais qui insistent sur une autre dimension. Sans doute y reviendrons-nous.

Le désert et la nostalgie du paradis perdu

.
La première question va être : pourquoi le désert ? Et pour y répondre, demandons-nous d'abord: n'est-ce qu'un désert ? Nous cherchons les réponses dans le monde biblique où nous allons rester, et là nous nous sommes tout de suite dans des lieux concrets, qu' à connu le peuple d'Israël, le désert d'Etam, de Sin, le de'sert du Sinaï. Le désert est de loin en loin parsemé d'oasis : « ils arrivèrent à Elim, endroit pourvu de douze sources et de soixante dix palmiers » (Ex. 15,27), mais plus souvent, c'est un espace désolé . « Ils se dirigèrent vers le désert de Shur, où ils marchèrent trois jours sans trouver de point d'eau. Ils parvinrent à Mara, dont ils ne purent boire l'eau, tant elle était amère » (Ex. 15,22). Le psaume 106/107 le décrit : « ils erraient au désert, dans les solitudes, sans trouver un chemin de ville habitée; ils avaient faim, surtout ils avaient soif, leur âme en eux défaillait ». Le désert, pour Israël . c'est donc essentiellement le lieu de 1'Exode, depuis la sortie d’Égypte jusqu à la Terre promise, inscrit dans la mémoire pour toutes les générations jusqu'à la nôtre : « Nous avons entendu et nous savons ce que nos pères nous ont raconté ; nous le redirons à l'âge qui vient sans rien cacher à nos descendants : les titres de gloire du Seigneur, sa puissance et les merveilles qu'il a faites » (ps. 77/78). C'est le lieu des épreuves, des tentations : le même psaume continue : « qu'ils ne soient pas comme leurs pères, une génération indocile et rebelle ». C'est le lieu des combats, par exemple contre Amaleq (Ex. 17,8). Mais c'est aussi le lieu de l' Alliance, au Sinaï, là où auparavant YHWH s'était révélé à Moïse au Buisson ardent (Ex. 3,2). C'est là que Dieu se fait tout proche : « YHWH conversait avec Moïse face à face, comme un homme converse avec un ami » (Ex.33, 11). Or c'est cette intimité que l'homme a perdu. C'est notre expérience présente pour nous comme pour toute l'humanité, mais la Genèse fait remonter cette rupture au choix mystérieux qui nous a éloignés de Dieu, une première conséquence dramatique qui est décrite ainsi : « j'ai entendu ton pas dans le jardin, dit l'homme ; j'ai eu peur parce que je suis nu et je me suis caché » (Gn. 3,10).

Jésus, lorsqu'il sera « conduit par l'Esprit au désert » (Lc. 4,1), retrouvera cette intimité. en voulant revivre les quarante ans de son peuple lors de l'Exode. C'est ce que nous cherchons à faire nous aussi d'une certaine manière, en nous unissant à lui. Les hébreux garderont plus tard de ce temps la nostalgie : ainsi Dieu parle par le prophète Osée de son peuple, sous l'image de l'épouse infidèle : « je vais la séduire, je la conduirai au désert et je parlerai à son cœur » (2,16).

Revenons à notre première question : Pourquoi le désert ? Et par cette immense question, il faut donc remonter non seulement au temps de l'Exode, mais à la Création, à la chute d'Adam, à l'expulsion du paradis, tout ce qui est écrit dans les chapitres 1,2,3, de la Genèse, et qui va être illustré dans toute l' Écriture : que l'on se rassure, il ne s'agit pas de fondamentalisme. Jean-Paul II lui-même nous dit : « Une réflexion approfondie sur ce texte (notamment les chapitres 2 et 3 de la Genèse - à travers toute la forme archaïque du récit qui rend évident son caractère mythique primitif - permet d'y trouver en germe à peu près tous les éléments de l'analyse de l'homme auxquels est sensible l'anthropologie philosophique : moderne et principalement, contemporaine ». (dans : "Homme et femme il les créa, une spiritualité du corps'' Cerf, 2005, p.19). Jean-Paul II développait ce thème dans ses catéchèses du mercredi !

Cela nous permet d'aborder avec notre expérience la plus simple et actuelle les questions que nous nous posons. Le paradis dont l'homme et la femme ont été exclus, selon le livre de la Genèse, n'est pas d'abord, ne peut pas être une reconstitution du passé, mais c'est une parabole du présent, extrêmement suggestive. C'est une évidence, que nous ne sommes pas au paradis. C'est aussi une évidence, que nous avons une sorte de nostalgie du paradis, que nous cherchons à retrouver, à reconstituer par différents moyens. Mais qu'est-ce le paradis ? Le mot grec, paradeisos, veut dire jardin, que la Genèse situe en un lieu mythique, ''en Eden", qu'on a longtemps cherché à identifier, puisque le texte parle du Tigre et de l'Euphrate, qui y prennent leur source. Mais c'est peine perdue. La terre toute entière n'est-elle pas ce paradis que Dieu avait préparé et que nous avons abîmé irrémédiablement ? La terre aurait pu être un jardin pour l'homme. Mais l'homme a perdu la clef de l'harmonie avec toute la création, en même temps qu'avec son Créateur. L'Univers est devenu un immense désert silencieux... « le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie » dit Pascal (Pensées 233).

Pourquoi donc l'homme a-t-il été exclu, ou pourquoi s'est-il exclu lui-même du paradis, on peut répondre par notre propre expérience, en même temps que par les explications symboliques de 1'Écriture, que c'est le péché, qui est l'explication décisive. Et quel péché ? Nous avons besoin d'une Révélation, mot qui veut dire : ''dévoilement'', pour le savoir, et ensuite de notre adhésion à cette connaissance par la foi. La cause essentielle de notre mal-être, c'est la rupture de notre intimité avec Dieu, rupture elle-même causée par des faits qui nous paraissent mesquins, des choix dictés par l'égoïsme, l'orgueil, l'écoute complaisante de conseils destructeurs (l'obéissance au mensonge du serpent), des éléments que l'on retrouve en nous, et qui suffisent parfois à détruire l'amour : La rupture de la relation avec Dieu, qui nous donne notre identité, a entraîné des conséquences avec la Création toute entière.

Ainsi la relation entre l'homme et la femme s'est faussée : « ta convoitise te poussera vers ton mari et lui dominera sur toi » (Gn. 3,16). De même la relation entre les hommes, dont la Genèse nous révèle pourtant avec force qu'ils sont, que nous sommes tous frères : « Caïn dit à son frère Abel : ''allons dehors'', et comme ils étaient en pleine campagne, Caïn se jeta sur son frère Abel et le tua. YHWH dit à Caïn : ''où est ton frère Abel ? '' Il répondit : ''je ne sais pas. Suis-je le gardien de mon frère ?'' » (Gn. 4,8-9). Malheureusement cette histoire n'est pas qu'une parabole. Elle raconte d'une manière suggestive le premier crime.

Notre équilibre intérieur aussi a été atteint, saint Paul le démontre de façon convaincante, parce que nous le vérifions par nous-mêmes : « Vraiment ce que je fais je ne le comprends pas, car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je hais... Je découvre donc cette loi : quand je veux faire le bien, c'est le mal qui se présente à moi; car je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l'homme intérieur, mais j'aperçois une autre loi dans mes membres qui lutte contre le loi de ma raison et m'enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? Grâces soient rendues à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ! » (Rm. 7,15-25).

Et que dire enfin de la relation détestable de l'homme avec la nature, animée, violentée : les animaux eux-mêmes fuient l'homme avec raison. Et pourtant la beauté de la Création devrait nous élever déjà naturellement jusqu'à la Beauté, et à la Bonté de notre Créateur. « Les cieux racontent la gloire de Dieu... » (ps. 18/19). Mais à cause du péché, « foncièrement vains (ont été) tous les hommes qui ont ignoré Dieu, et qui, par les biens visibles, n'ont pas été capables de connaître Celui-qui-est, et n'ont pas reconnu l'Artisan en considérant ses ouvres » dit le livre de la Sagesse (13, 1). Les pères du désert, des déserts concrets de Scété, de Nitrie, des Cellules, en Egypte, ou des déserts de Syrie, ont beaucoup peiné pour vaincre ces obstacles , chercher et trouver Dieu.

Le désert comme lieu de l'épreuve


Il faut comprendre ceci: c'est à partir de l'expérience du désert que les Hébreux ont dressé le tableau du Paradis, décrit comme un merveilleux oasis. Et c'est à partir du péché, qu'ils ont saisi le mystère de l'innocence, ceci sous l'action de l'Esprit saint. Il faut dire d'une manière aussi forte, que c'est en ayant vécu l'expérience du salut et de l'action puissante de Dieu, de YHWH, qu'ils ont pu pénétrer le mystère de sa miséricorde : « Moïse invoqua le nom de YHWH, le Seigneur passa devant lui et cria : YHWH, YHWH, Dieu de tendresse et de pitié, riche en grâce et fidélité, tolère faute, transgression et péché, mais ne laisse rien impuni ... Le Seigneur dit : ''Je vais conclure avec toi une alliance. Devant tout ton peuple, je vais accomplir des merveilles comme il n'en a été fait dans aucun pays et aucune nation.. " » (Ex.34,6-l0). Dans la situation de détresse où se trouve désormais l'homme pécheur, il n'y a plus de place pour le désespoir : « Dans leur angoisse ils ont crié vers le Seigneur, et lui les a tirés de la détresse » (ps. 106/107).

Les quarante jours, temps du repentir


Reconnaître son péché va donc être le premier pas : la liturgie byzantine offre une prière extrêmement poétique, la semaine qui précède le premier dimanche de carême, un ensemble d'odes où Adam, qui nous représente, pleure sa faute : « hélas, je me suis dépouillé de l'habit divin, Seigneur, en transgressant ton commandement, sur le conseil de l'ennemi ; je me suis revêtu de feuilles de figuier et de tuniques de peau ; j'ai mangé mon pain à la sueur de mon front et par ma faute la terre fut condamnée à porter épines et chardons, mais toi Seigneur né de la Vierge en ces derniers temps, rappelle-moi pour me faire entrer dans le Paradis ». Et plus loin : « Adam s'assit autrefois pour pleurer devant la porte du Paradis ; et, la tête dans ses mains il disait : Dieu de tendresse, prends pitié de moi, pauvre pécheur ». Et encore : « Mystique Porte de la Vie, que Dieu seul a franchie, ô Vierge Mère inépousée, par tes prières ouvre-moi les portes jadis fermées du Paradis, afin que je te glorifie, toi mon seul recours après Dieu, en qui je trouve un sûr abri ».

Il faut comprendre que cette prière d'Adam exprimée dans la liturgie, n'a de sens que si elle veut exprimer notre prière actuelle. Elle devient la prière incessante de l'homme qui se reconnaît pécheur. Les psaumes sont le long apprentissage du dialogue retrouvé peu à peu avec Dieu. Et nous mêmes avons besoin de cet apprentissage. Jésus lui-même, qui a pris sur lui le péché et la prière d'Adam, les a priés, jusque sur la croix : « mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (ps. 21/22, Mt.27,46), et « en tes mains je remets mon esprit » (ps. 30/3, Lc. 24,46). Les Pères du désert et les Églises d'Orient ont développé cette prière continue reprise de l’Évangile, « Jésus, Fils de Dieu Sauveur, aie pitié de moi pécheur ». Elle ne se veut pas prière individuelle, mais cri de l'humanité entière. Elle se simplifie dans la Liturgie par le simple appel : '' Kyrie eleison, Seigneur, aie pitié". Le mercredi des cendres, dès notre entrée dans le Carême, nous écoutons saint Paul nous dire : « au nom du Christ, nous vous en supplions, laissez-vous réconcilier avec Dieu ! » (2Cor. 5,20).

Maintenant, pour nous, il ne s'agit donc plus de regarder en arrière. Il faut plutôt entrer en nous-mêmes, et découvrir ce que Dieu a mis en nous, en dessous du péché, pour ainsi dire, tels qu'Il nous a désirés de toute éternité : « Béni soit le Dieu et Père de notre Seigneur Jésus-christ, dit saint Paul, qui nous a bénis par toutes sortes de bénédictions spirituelles aux cieux, dans le Christ. C'est ainsi qu'il nous a élus en lui, dès avant la création du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l'amour » (Eph. 1,3). L'état de délabrement de l'humanité dans laquelle nous sommes nous-mêmes immergés, et solidaires malgré nous, ne change pas le dessein de Dieu. Nous restons « homme et femme, créés à l'image de Dieu » (Gn. 1,27). Nous devons en quelque sorte faire un état des lieux pour pouvoir ensuite dans une plongée intérieure, retrouver le chemin du paradis : ce ne sera plus l'ancien, mais « des cieux nouveaux et une terre nouvelle », « et l'on ne se souviendra plus du passé », ajoute Isaïe (65,17). Cette démarche est impensable, impossible sans la foi, évidement, et sans l'assistance de Dieu, sa Parole, la révélation de son amour.

Si ''le jardin des délices '', comme on appelle le premier paradis, a été le lieu de la chute, le désert, qui apparaît comme le contraire d'un jardin, le lieu de l'aridité, de la solitude, de la nudité des éléments, n'est il pas l'espace propice à un retour sur soi ? Ainsi le fils prodigue, qui a dépensé son héritage, mourant de faim, « entre en lui-même » (Lc. l5,l7), et commence timidement sa conversion : « je me lèverai, j'irai vers mon père et je lui dirai: ''mon père, j'ai péché contre le ciel et contre toi" ». Le désert devient un refuge lorsque le mal envahit l'espace habité : « j'ai dit: Qui me donnera des ailes de colombe ? Je volerais en lieu sûr; loin, très loin je m'enfuirais pour chercher asile au désert... car je vois dans la ville discorde et violence... fraude et brutalité ne quittent plus ses rues »(ps. 54/55).

Le désert n'est pas seulement le paysage extérieur, il est le reflet de notre monde intérieur : « Dieu, tu es mon Dieu, je te cherche dès l'aurore : mon âme a soif de toi ; après toi languit ma chair, terre aride, altérée, sans eau » (ps. 62/63). Le désert est comme une terre vierge, un premier jour à partir duquel tout semble possible. C'est la joyeuse impression de celui qui « quitte le monde », comme on dit, pour suivre le Christ, comme les premiers disciples de Jésus. Saint Jérôme, dans une lettre magnifique à son ami Héliodore, l'invitait ainsi à le rejoindre au désert : « Frère, que fais-tu dans le monde, toi qui es plus grand que le monde ? ».

Le désert, lieu du combat spirituel


Mais bien vite, le disciple, ou nous qui à la suite de saint Benoît et des pères du désert nous engageons sur cette voie, comprenons douloureusement que le péché ne nous a pas quittés. Péché originel, péché actuel ? C'est bien celui-ci que nous reconnaissons, même si nous pouvons facilement penser qu'il a commencé, une triste première fois. Avec saint Paul, nous savons que nos ennemis ne sont plus des armées visibles. « Ce n'est pas contre la chair et le sang que nous avons à lutter, mais contre les Principautés , contre les Dominations, contre les souverains du monde des ténèbres, contre les Esprits du mal qui sont dans les cieux. Saisissez donc l'armure de Dieu, afin qu'au jour mauvais, vous puissiez résister et rester debout, ayant tout mis en œuvre. Debout donc ! A la taille, la vérité pour ceinture, la justice pour cuirasse, et comme chaussures aux pieds, l'élan pour annoncer l' Évangile de la paix. Prenez surtout le bouclier de la foi, il vous permettra d'éteindre tous les projectiles enflammés du Malin. Recevez enfin le casque du salut et le glaive de l'Esprit, c'est à dire la Parole de Dieu » (Eph. 6,12sq).

Le désert où l'Esprit saint nous pousse est celui où Jésus est parti, pendant quarante jours. Saint Matthieu ose dire qu'il y « fut conduit par l' Esprit pour être tenté par le diable » (Mt. 4,1). Était-ce vraiment son but ? La réponse est importante, parce que nous inscrivons notre démarche dans la sienne, et sommes-nous prêts à l'accepter ? Jésus a accepté le combat, pour être vainqueur par la croix, et c'est la même détermination qui le faisait « marcher résolument vers Jérusalem » (Mc. 10,32), peu avant sa passion. Il prévenait ainsi ceux qui le suivaient : « Quel roi, quand il part faire la guerre à un autre roi, ne commence pas par s'asseoir pour considérer s'il est capable, avec dix mille hommes, d'affronter celui qui marche contre lui avec vingt mille? » (Lc. 14,31). Les hébreux, qui devaient affronter des ennemis visibles pour entrer dans la terre promise, ont eu peur et ont refusé l'affrontement : « les fils d'Ephraïm, tireurs d'arc, se sont enfuis, le jour du combat » (ps 77/78,9). Mais la génération née dans le désert, a traversé le Jourdain à la suite de Josué. « Ces faits se sont produits pour nous servir d'exemples » rappelle saint Paul (1Cor. 10,4-11).

Jésus affronte Satan dans le désert, pour faire entrer son peuple dans la nouvelle terre promise, et ceux qui veulent le suivre doivent s'attendre au même combat . Il s'agit bien de nous. Les anciens regardaient le péché d'Adam et Ève comme un vulgaire péché de gourmandise, avant d'avoir d'autres significations plus subtiles. Mais Jésus ne dira-t-il pas à la foule qui court après lui: « vous me cherchez parce que vous avez mangé du pain. Ne travaillez pas pour la nourriture périssable, mais pour la nourriture qui demeure en vie éternelle » (Jn. 6,26). Et Paul : « Le royaume de Dieu n'est pas affaire de nourriture ou de boisson ; il est justice, paix et joie dans l' Esprit Saint » (Rm. 14, 17). Nos tentations du carême sont parfois aussi banales, mais peuvent nous empêcher d'accéder à l'essentiel. Sainte Thérèse d'Avila montre dans ''le Château de l'âme", la gradation de ces obstacles, auxquels nous n'échappons pas, si nous voulons nous battre. Le découragement nous guette, comme au prophète Élie lors de sa traversée de quarante jours au désert : « il souhaita mourir et dit: prends ma vie, YHWH, car je ne suis pas meilleur que mes pères » (1R. 19,4). Il faut lire ce merveilleux épisode encourageant !

C'est bien l'expérience qu'ont vécu nos premiers pères, en commençant par saint Antoine dont on a parlé au début. Il a été rendu célèbre par ses tentations. Elles ont été très réelles, compte tenu du témoignage de saint Athanase, défenseur de la foi au concile de Nicée (325), archevêque de Constantinople, qui avait été son ami. Étant donné la multitude de témoignages semblables de la part de saints anciens et récents, on doit dire que ces combats ne sont pas de purs produits de l'imagination, mais des affrontements réels. Les pères du désert ne parlaient pas simplement de Satan, mais des démons, des esprits mauvais. Il est vrai qu'ils ne faisaient pas toujours la différence entre les ''esprits mauvais'' perçus comme des entités réelles, et des ''pensées mauvaises'' suscitées par les passions. Mais ils sont devenus les pionniers de la vie intérieure, de la prière perpétuelle, du discernement, de la montée vers Dieu, par cette échelle de Jacob que saint Benoît interprète comme une descente par l'humilité. Cela se fait par une lutte quotidienne relevée de façon pittoresque dans les ''apophtegmes'', ou sentences, des pères du désert. Il faut lire ces paroles sortant directement de l'expérience (diverses éditions).

Paul Claudel cite, dans le récit de sa conversion, une phrase de Rimbaud qui l'a beaucoup marqué : « le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes. Dure nuit ! Le sang séché fume sur ma face ». Voilà qui montre la violence, que l'on s'affronte soi-même ou que l'on affronte le démon. Il ne faut pas prendre ces choses à la légère, et accepter la réalité de l’Évangile : Jésus chassait les démons et a dit à ses disciples de faire de même. Au possédé du pays des Géraséniens, Jésus demande : « quel est ton nom ? ». Il lui répond: « mon nom est Légion, car nous sommes nombreux » (Mc. 5,9). Accepter cette réalité permet d'entrer de plein-pied dans l’Évangile de Marc que nous avons pris comme point de départ : « Durant quarante jours, au désert, il fut tenté par Satan ». Mais il faut aussi recevoir la suite : « et les anges le servaient ».

Du désert au Royaume


Le désert devient un monde qui s'ouvre à une dimension invisible : Jean Baptiste en est le témoin. A son exemple, une multitude de croyants voudra « préparer dans le désert le chemin du Seigneur » (Mt. 3,3), devenir les ''amis de l'Époux''. Saint Jérôme, dans la lettre déjà citée s' écrie : « Ô désert émaillé des fleurs du Christ ! ». Le désert n'est-il pas en train de devenir un paradis ? « Il était avec les bêtes sauvages », dit saint Marc de Jésus. C'est déjà l'harmonie retrouvée. Des saints l'ont expérimenté : des ermites avec des lions, ou saint François et les oiseaux ou le loup, saint Séraphim et son ours, Mélanie de la Salette prêchant aux animaux... Légendes et réalité attestée se mêlent pour signifier cette terre et ces cieux nouveaux en train de naître. La paix de notre âme nous fait découvrir la Création avec un nouveau regard. « Acquiers la paix intérieure, dit saint Séraphim de Sarov, et des milliers autour de toi trouveront le repos ». Ce n'est pas une figure de style, « Le Royaume de Dieu est au milieu de vous » (Lc.L7,21).

L'Apocalypse fait dire à l’Église d’Éphèse : « au vainqueur, je ferai manger de l'arbre de vie placé dans le paradis de Dieu » (2,7). Mais au centre du désert, se dresse déjà l'Arbre de vie. Jésus l'explique à Nicodème, ce Docteur de la Loi qui deviendra croyant : « comme Moïse a élevé le serpent dans le désert (Nb. 21,4), ainsi faut-il que le Fils de l'homme soit élevé, afin que tout homme qui croit ait la vie éternelle » (Jn. 3, 14). Jésus le dit encore plus clairement à la foule qui l'entoure, avant sa passion : « c'est maintenant le jugement de ce monde, maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors. Et moi, élevé de terre, j'attirerai tous les hommes à moi ! » (Jn. l2,32). Il parle de l'arbre de la croix. L'agonie (du grec : combat) au jardin de Gethsemani est le combat décisif avant la passion et la victoire de Pâques, comme les grandes tentations de Jésus aux derniers jours du désert. Sur la croix, comme le premier fruit de cette victoire, le ''bon larron'' qui a dit à Jésus : « Dans ton royaume, souviens-toi de moi » s'entend répondre : « aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis ! » (Lc. 23,43). Il nous représente.

L’Évangile de Jean raconte l'ensevelissement de Jésus : « à l'endroit où il avait été crucifié, il y avait un jardin et dans ce jardin un tombeau neuf où jamais personne n'avait été déposé. En raison de la Préparation des Juifs, et comme ce tombeau était proche, c'est là qu'ils déposèrent Jésus. » (19,41-42). Marie Madeleine rencontre Jésus ressuscité dans ce jardin, et le reconnaît à sa voix, lorsqu'il l'appelle : ''Marie ! '' il lui dit « ne me retiens pas ! » (Jn. 20,17) - et non pas : ''ne me touche pas'' ! Ce jardin devient le lieu des retrouvailles, le symbole du retour, de la communion retrouvée. La joie pascale peut se manifester : « Ce que nos mains ont touché du Verbe de vie, ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons, pour que vous aussi soyez en communion avec nous. Et notre communion est avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ. Et nous vous écrivons cela pour que votre joie soit complète » (1Jn. 1,3-4). C'est la Joie de toute l'Église, et de l'humanité entière, qui ne sait pas encore sa délivrance. C'est aussi la joie de chacun parce que la rencontre de Dieu, du Sauveur, de l'Époux se fait dans le secret du cour. C'est pour cela que le Cantique des Cantiques est le livre privilégié de cette communion, de cette union retrouvée après les angoisses de la recherche : « je l'ai cherché, je ne l'ai pas trouvé, je l'ai appelé, mais il n'a pas répondu... Les gardes m'ont rencontrée, ils m'ont frappée, ils m'ont blessée... » et enfin : « mon Bien-aimé est descendu à son jardin... Je suis à mon Bien-aimé, et mon Bien-aimé est à moi » (Ct. 5,6-7...6,2).

Conclusion


C'est cette joie que nous préparons maintenant, au moment où s'approche le temps Passion, de la mort et de la Résurrection du Seigneur. Nous voulons faire partie des disciples qui entendent Jésus leur dire : « vous êtes, vous, ceux qui sont demeurés constamment avec moi dans mes épreuves. Et moi, je dispose pour vous du Royaume comme mon Père en a disposé pour moi. Vous mangerez et boirez à ma table en mon Royaume » (Lc. 22,28-29). Le Royaume des cieux n'est plus seulement un jardin ; c'est la Jérusalem céleste, c'est la salle des Noces du Fils bien-aimé, que les paraboles annonçaient. Nous mêmes ne sommes pas seulement des invités passifs, nous sommes les serviteurs chargés d'aller par les places et les chemins presser les gens d'entrer (Mt. 22 ; Lc. 14,21-23). L'église nous prépare très concrètement à cette dernière phase par la Parole de Dieu et la Liturgie. L'arbre de Vie, la Croix, va devenir le centre de notre méditation. Le sang et l'eau qui coulent du côté du Christ, comme jadis les fleuves sortant du paradis, régénèrent les croyants, sont les signes du baptême et de l'eucharistie. Et par la foi, à laquelle le monde entier peut avoir accès par l’Évangile que nous annonçons, l'entrée du Royaume, le nouveau paradis, est accessible à tous. Que vienne maintenant le Règne de Dieu : les Portes sont ouvertes !

Article publié par MICHEL LAISNE • Publié le Mardi 05 avril 2011 • 1435 visites

keyboard_arrow_up