II. De l’élection à la grande retraite de la fin de sa vie
ROME, Mercredi 6 avril 2011 (ZENIT.org) - La question du Christ à Pierre - et à ses Successeurs - "M'aimes- tu?" est la « clef » de lecture du pontificat de Jean-Paul II, et « le trésor le plus grand » qu'a mis en lumière le procès de béatification, indique le postulateur de sa cause de béatification et de canonisation, Mgr Slawomir Oder, dans cet entretien à Zenit. Voici le deuxième volet de cet entretien en forme de triptyque sur le procès de béatification, le pontificat, et la préparation à la béatification (Pour la première partie, cf. Zenit du 5 avril)
Zenit - Du fait de cette vie mystique, est-ce que Jean-Paul II ne se trouvait pas « seul », bien qu'il ait été un grand communicateur ?
Mgr Oder - La rencontre avec le Seigneur est toujours un chemin solitaire. Il est clair que nous sommes soutenus par l'Eglise, par nos frères dans la foi, mais ensuite, chacun doit faire le chemin. Très souvent, les personnes racontent qu'elles percevaient clairement qu'elles se trouvaient en présence d'un moment, pourrait-on dire, « d'extase mystique » dans laquelle il était en dialogue profond avec le Seigneur et que la seule chose que l'on pouvait faire était de se retirer et de le laisser vivre ce moment.
Comment portait-il les souffrances du monde ?
Voyez-vous, un homme d'une si grande sensibilité ne pouvait pas être indifférent devant les souffrances du monde. Pratiquement, nous l'avons vu, il était très vigilant, attentif à tout ce qui se passait dans le monde. Il ne craignait pas de hausser la voix et de dire aussi les choses qui n'étaient pas selon le mode de penser commun. Il suffit de penser à son appel fervent à la paix à la veille du conflit du Golfe, lorsqu'il disait : « J'appartiens à la génération qui a connu la guerre ». C'étaient des paroles très fortes. Sûrement, cette pensée n'était pas « politiquement correcte » ! Voilà comment il réagissait.
Il a aussi certainement toujours eu dans le coeur la pensée du génocide silencieux qui se produit par l'avortement. La question de la richesse de la vie humaine depuis sa conception, cela oui, c'était sûrement une croix et une douleur constantes dans sa vie.
Jean-Paul II a manifesté publiquement sa colère devant l'objectif des télévisions, une fois pour défendre la famille, et une fois à propos de la mafia, en Sicile. Parce que ce qui est en jeu, c'est la vie humaine ?
Certainement, parce que c'est la vie, mais aussi la vérité sur l'homme. C'est un pape qui a envisagé son pontificat en clef humaniste, au sens évangélique. Sa première encyclique « Redemptor Hominis », donne la juste perspective pour comprendre le caractère central de l'homme mais un homme qui place au centre de son existence le Christ lui-même, et donc un humanisme chrétien. Sa préoccupation pour la vie humaine - dans toutes ses dimensions -, partait du concept chrétien qu'il avait de la vie pour laquelle le Sauveur a donné sa vie.
Les autorités polonaises, toute la Nomenklatura, n'ont pas vu arriver Jean-Paul II... Ils n'ont pas compris...
Ils le craignaient. On en a des traces dans les documents des services secrets polonais qui parlent du danger représenté par Karol Wojtyla. Il était dangereux parce qu'il était un intellectuel sublime, un homme de dialogue, du point de vue moral il était irréprochable. Justement pour cela, il était dangereux. Parce qu'il était un homme d'un bloc : un bloc d'homme de Dieu, un homme de dialogue, d'ouverture, intellectuellement absolument préparé, supérieur. Et, oui, ils le craignaient. Mais je pense que comme toujours le Seigneur est plus grand. Le malin faisait ses calculs, Dieu aussi. Karol Wojtyla n'a pas échappé à l'attention des communistes.
Certes, il craignaient peut-être davantage le cardinal Wyszynski parce que, justement, c'était un homme différent. Et dans le monde, où il se plaçait face à l'autorité, il était différent. Et pourtant, la Providence a conduit l'histoire de Wojtyla de cette façon-là.
Je me souviens, lorsqu'il a été élu, de l'embarras des journalistes, qui ne savaient pas comment transmettre cette nouvelle pourtant vitale pour la Pologne. Ce fut l'une des informations parmi d'autres au cours du journal télévisé. Mais ils ont été obligés d'annoncer cette nouvelle.
Et puis je me souviens du premier voyage qu'il a fait, c'était bouleversant ! Ils ne savaient pas comment l'inviter, qui devait l'inviter. Il était invité par l'Eglise mais aussi hôte du gouvernement. Ils ont trouvé un subterfuge diplomatique pour le faire venir, parce que lui, de toute façon, en tant que Polonais, il pouvait revenir. Il l'a voulu et il est revenu pour apporter vraiment le ferment de la révolution de l'Esprit. Au cours de ce premier voyage, on a vu comment les media polonais ont été manipulés. Lorsqu'on voit les prises de vue de la transmission, on n'aperçoit que le premier plan du pape ou quelque personne âgée, sans voir les millions de personnes qui entouraient le pape : pas de jeunes, pas de familles.
Et cette élection a retardé votre ordination !
Oui, c'est vrai, c'était une période où j'étais en train d'évaluer ma réponse au Seigneur, que j'entendais dans mon cœur. Mais il me semblait un peu trop risqué de jouer toute ma vie sur cette vague d'enthousiasme, si forte, qui traversait la Pologne. C'est pourquoi j'ai préféré attendre un peu que les eaux se calment, et faire un discernement encore plus profond. Mais le Seigneur s'y est retrouvé !
Lorsque Jean-Paul II est élu, l'Eglise doit affronter une série de problèmes qui semblent sans issue : la théologie de la libération, la question de Mgr Lefebvre, etc. A la fin du pontificat, on se rend compte de tous les pas faits...
Oui, sûrement, ce fut un pape qui a apporté à son ministère pétrinien une grande énergie : c'était un pape jeune. C'était aussi un pape habitué à vivre une situation de confrontation avec l'hostilité vécue par l'Eglise en Pologne, face au communisme. Un pape très préparé, intellectuellement et culturellement, scientifiquement, un pape d'une grande sensibilité, esthétique même, attentif à tant de valeurs.
Et lui, il a su redonner de la fraîcheur à l'Eglise, en se référant toujours à la fraîcheur de Vatican II. Il est le pape qui a mis en œuvre et transmis la pensée du concile Vatican II. Et dans ce sens, il a fait tant de pas, il a entrepris tant d'activités qui ont pu fortifier la barque de l'Eglise. Il y a certainement eu un renouveau de la foi, de l'enthousiasme évangélique.
Il était pape parce qu'évêque de Rome : comment a-t-il vécu cette dimension ?
Son séminaire, comme il l'appelait, parce qu'essentiellement il a apporté ses sentiments d'archevêque de Cracovie, il se sentait très « évêque de Rome ». Et il le redisait souvent : je suis pape parce que je suis évêque de Rome. Et cela manifeste sa façon d'envisager son pontificat. Il a toujours maintenu cet intérêt particulier pour son diocèse, comme en témoignent ses visites pastorales. Et son rapport avec le séminaire romain.
Dans cette préoccupation, il manifeste sa paternité spirituelle. Il a aussi parlé de l'importance de son père : n'était-il pas une figure extraordinaire ?
Absolument. Voyez-vous, en regardant cette famille, on constate comment le Seigneur a travaillé. Jean-Paul II disait toujours que son père a été son premier maître de spiritualité, son premier guide dans la vie spirituelle, le premier séminaire qu'il ait fait. Il avait cette image de son père, de ce militaire, de ce soldat, qui s'agenouillait et priait devant l'icône de la Vierge. Ce sont des choses qui restent dans le cœur d'un jeune. Un homme qui avait accompagné son enfant en le tenant par la main en pèlerinage à Czestochowa et à Kalwaria Zebrzydowska. Il l'a initié à la prière. Mais il y a aussi la figure de son frère médecin, Edmund, lui aussi, une figure peu commune. Il s'est mis complètement au service de la charité, et il l'a payé de sa vie.
Il a béatifié les époux Quattrocchi et voulait la béatification des parents de sainte Thérèse de Lisieux, Louis et Zélie Martin. Pensez-vous que c'est de sa famille qu'il a reçu ce sens que des époux peuvent être béatifiés ?
Il a sûrement eu un exemple extraordinaire dans sa propre vie. Et en tous cas, il a donné des signes très clair qu'il était convaincu de ce qu'affirme le concile Vatican II, à savoir la vocation universelle à la sainteté de tous les chrétiens, et avec ces béatifications et canonisations, qui balayent tous les milieux de l'Eglise, il a donné un signe tangible que c'est possible pour tous.
Vers la fin du pontificat, comment a-t-il vécu la révélation du scandale de la pédophilie de la part de prêtres ?
Il suffit de penser à sa réaction lorsque le problème s'est présenté : la convocation des évêques américains à Rome pour affronter le problème. C'est pourquoi ces situations douloureuses qu'il venait à connaître directement le poussaient, avec détermination, à donner des réponses adéquates.
C'est lui qui a promulgué les nouvelles règles concernant ce type de crimes, comme un instrument juridique pour résoudre ces situations.
Il y a eu un cas très douloureux, celui du Père Marcel Maciel Degollado, fondateur des Légionnaires du Christ, à la fin de son pontificat...
Nous avons fait toutes les enquêtes qui, naturellement, visaient à approfondir ce cas très douloureux pour l'Eglise, qui a explosé, concrètement, après la mort de Jean-Paul II. Mais on doit se souvenir que les enquêtes ont été mises en route durant son pontificat. Et en tous cas, il ressort des enquêtes que nous avons menées et de la documentation, que l'on peut exclure toute implication personnelle du Saint-Père dans cette affaire, dans le sens où, effectivement, sa connaissance, au moment de sa mort, ne dépassait pas la connaissance commune.
Pour le pape, cela a dû être une grande souffrance : c'était une épreuve dans la maison, pas comme le communisme qui était un ennemi extérieur ?
Vous avez vous-même donné la réponse, au moins lorsqu'il avait connaissance de ces crimes. Nous devons nous souvenir que la gravité et l'ampleur de certaines situations n'ont été connues qu'avec le temps. Il n'avait pas même connaissance de certaines d'entre elles. Ou au moins de toute la profondeur et de toute la gravité de la situation. En tous cas, face aux situations d'une certaine gravité, qui le touchaient personnellement, du fait des décisions et des mesures à prendre, il utilisait les instruments dont il disposait, à côté de ceux que lui imposaient sa charge et son pouvoir de gouvernement dont il usait. En tant que prêtre, il jeûnait, il priait et il se mortifiait. Tels sont les instruments que l'on a face aux situations qui ne dépendent pas de nous, mais dans lesquelles nous ne pouvons répondre qu'en augmentant le bien qui s'oppose à la réalité du mal.
Ses sacrifices étaient évidents dans sa vieillesse, mais lorsqu'il était plus jeune ?
La souffrance causée par la maladie a été un aspect qui, à la fin de ses jours, est devenue quasi une icône de son pontificat, mais ce n'était pas la seule dimension de la mortification dans sa vie.
Dès sa jeunesse il a été initié à la spiritualité carmélitaine. Il était fasciné par le Carmel, au point que lorsqu'il était jeune, il avait pensé à une vocation carmélitaine. Il était fasciné par saint Jean de la Croix, sainte Thérèse, sainte Thérèse de Lisieux, et c'est ainsi que les pratiques de pénitence personnelle faisaient partie de sa vie. C'est un aspect que personne ne connaissait, que nous n'avons connu que dans le contexte du procès et je me souviens que cela en a bouleversé beaucoup, lorsqu'on en a parlé. Et pourtant, c'est cela qui a été un signe de sa foi profonde, de sa vie spirituelle.
Ce sont les personnes les plus proches qui l'on fréquenté quotidiennement qui se sont rendu compte de cela.
A propos de la souffrance, dès le début de son épiscopat à Cracovie, l'archevêque Wojtyla a écrit une lettre aux malades pour confier son ministère à leur intercession. Est-ce que c'est aussi une clef de la fécondité de ce pontificat : non seulement le pape malade qui participe à la croix, mais qui s'appuie sur toutes les souffrances offertes dans l'Eglise ?
Oui, absolument, mais c'est là le sens chrétien de la souffrance. Non seulement il a confié aux malades son ministère d'évêque de Cracovie, mais à l'époque des débats du concile Vatican II, il demandait leur soutien aux malades pour la bonne réussite du concile. Il les faisait participer à cet événement extraordinaire. Je pense que la lettre « Salvifici Doloris » met en perspective cette vision de Jean-Paul II sur le sens chrétien de la souffrance, même lorsqu'elle parle de la souffrance du Christ, mais aussi lorsqu'elle parle de l'Evangile du Bon samaritain qui est écrit pratiquement autour de cette réalité de la souffrance.
Et il a voulu, au terme du Jubilé de l'An 2000, une Fondation du Bon Samaritain pour les malades du sida...
Il faut aussi rappeler que pour ce qui concerne le monde de la souffrance, c'est lui qui a créé le Conseil pontifical pour la pastorale de la santé.
Jean-Paul II a en quelque sorte fait « scandale » dans ce sens où, à une époque marquée par la peur de vieillir, de ne plus être efficace, il a porté sa maladie jusqu'au bout, sans vraiment la cacher. C'était audacieux. Et des milliers de personnes sont ensuite accourues Via della Conciliazione : qu'est-ce qui, dans Jean-Paul II âgé, a le plus frappé les foules ?
C'est cette incapacité de parler, lorsqu'il est resté muet, qu'il ne pouvait plus rien dire, mais persévérait simplement, restait, exprimait sa proximité, son amour son « me voici » devant le Seigneur, sans cacher cela. Et là, vraiment, peut-être, il nous a fait faire la retraite spirituelle la plus grande, simplement en tant que témoin. Parce qu'il a porté de façon très sereine cette réalité qui fait partie de l'expérience humaine, nous pouvons dire que c'est une perspective de la vie chrétienne, la souffrance et la mort aussi font partie de la vie, naturellement, comme un passage. Mais lui, par ce témoignage, par le fait qu'il n'avait pas honte, a redonné espérance à tant de personnes, surtout aussi leur dignité aux personnes, qui, si souvent, sont marginalisées, enfermées, et cachées, comme une honte, parce qu'elles sont porteuses d'une maladie, de la vieillesse.
Nous sommes dans une civilisation qui veut en quelque sorte, exorciser la mort, comme aux Etats-Unis où il existe toute une industrie pour embellir la mort, pour qu'elle n'apparaisse pas comme la mort. Lui, il a avancé avec ces signes de souffrance, de l'approche de la mort, en faisant comprendre que c'est une saison de la vie.
Propos recueillis par Anita Bourdin et Sergio Mora
Avec le collaboration d'Isabelle Cousturié