Bonsoir à tous. Permettez-moi de vous dire combien je suis heureuse et honorée d’être parmi vous ce soir, en présence de Mgr Garnier et d’autres personnes que je connais bien et que je revois avec grand plaisir. C’est aussi une joie pour moi d’aborder le thème proposé par le Père Dominique Foyer pour cette conférence, un thème à mes yeux passionnant puisque le Concile Vatican II dont nous souhaitons le cinquantième anniversaire cette année marque l’entrée et l’engagement de l’Église catholique dans le mouvement œcuménique.
Alors que s’est-il passé à Vatican II ? S’il y a eu à Vatican II et il y a eu, c’est évident, un souffle de l’Esprit Saint, l’Esprit avait déjà soufflé dans les années précédant le Concile. Le Concile Vatican II est en effet le fruit d’une longue étape préparatoire. Non seulement toute une lignée de théologiens exercera une forte influence au Concile, mais le contact du Cardinal Roncali, le futur Jean XXIII, avec les Églises d’Orient, aura également son influence sur l’orientation du Concile. C’est pourquoi, avant de voir en quoi consiste le renouveau de l’œcuménisme au Concile, je vous propose de regarder ce qui a favorisé l’ouverture œcuménique dans cette période préconciliaire et comment s’est située l’Église catholique face à cette ouverture. C’est pour moi un passage obligé pour vous aider à mieux saisir le tournant capital opéré à Vatican II et son apport à l’œcuménisme. Donc dans un premier temps, je vais vous parler de l’ouverture œcuménique à la période préconciliaire.
I. L’ouverture œcuménique à la période préconciliaire
1. Je commencerai par faire mémoire de personnalités éminentes et incontournables qui ont marqué l’Église catholique avant le Concile et qui ont contribué à l’ouvrir à la démarche œcuménique. En premier lieu, je citerai l’abbé Paul Couturier, ce prêtre du diocèse de Lyon qui, en 1936, lance la semaine de prière pour l’unité en priant pour l’unité telle que le Christ la veut et par les moyens qu’il veut. Cela ne veut pas dire qu’auparavant l’octave de
prière pour l’unité n’existait pas. Elle existait. C’était Léon XIII qui l’avait instaurée à la fin du XIX siècle, mais ses prières demandaient le retour des chrétiens séparés à l’Eglise romaine, ce qui n’est pas du tout pareil. Paul Couturier est à l’origine de ce que l’on appelle aujourd’hui l’œcuménisme spirituel. L’année suivante en 1937, il fonde le Groupe des Dombes, un groupe œcuménique francophone, qui réunit des théologiens catholiques et protestants non mandatés par leurs Églises. C’est donc un groupe privé qui a fait et fait toujours un excellent travail de recherche théologique. Ses publications montrent les positions communes de leurs Églises sur tel ou tel sujet. On peut dire qu’elles ont un grand retentissement. La renommée du groupe des Dombes n’est plus à faire. Quant à son appel régulier à la conversion des Églises, il est vraiment source d’interpellation, à la fois individuel et communautaire. Il suffit de lire leur dernier document sur le Notre Père intitulé Vous donc priez ainsi pour s’en rendre compte. Le groupe rappelle que dire « Notre Père » induit des exigences œcuméniques, exigence de fraternité réelle entre enfants d’un même Père, et de réconciliation dans la seconde partie de la prière.
Après l’abbé Paul Couturier qui est l’un des grands pionniers catholiques de l’œcuménisme, il faut citer le Père Congar, dominicain, qui publie, la même l’année que la fondation du Groupe des Dombes, donc en 1937, Chrétiens désunis. Mais cet ouvrage qui sera pendant vingt ans la seule charte théologique de l’œcuménisme catholique, rendra Congar suspect aux yeux de Rome où le mouvement œcuménique est encore très mal vu. Il faut savoir que l’autorisation de dialoguer ou de prier avec des membres d’autres confessions ne date que de 1949. C’est après la création du Conseil œcuménique des Églises à Amsterdam en 1948 que l’Église catholique reconnaît que le mouvement œcuménique est un fruit de l’Esprit saint. Elle entérine alors son existence au sein du catholicisme. Jusqu’à cette date, toute participation au mouvement œcuménique était interdite. Sans chercher à justifier cette prise de position, il faut reconnaître que le but et les méthodes du mouvement œcuménique n’étaient pas encore très clairs et pouvaient inspirer quelque méfiance, même à des théologiens comme Congar. Alors un fait qui peut paraître surprenant, c’est que Congar, bien qu’il fut interdit d'enseignement pendant de longues années, sera nommé expert au Concile en 1960 par Jean XXIII. Il y exercera, comme vous le savez, une influence profonde sur la plupart des grands textes conciliaires, les textes sur l'Eglise, la Révélation, l'œcuménisme, les religions non-chrétiennes, la liberté religieuse et bien d’autres encore. On peut dire que Congar a apporté sa théologie à l’œcuménisme naissant comme l’abbé Paul Couturier a apporté sa spiritualité au mouvement œcuménique.
Un autre personnage clé qui a contribué à la préparation du Concile, c’est l’abbé Louis Willebrands. Devant l’engagement croissant des théologiens catholiques dans les questions œcuméniques, ce prêtre d’origine hollandaise met sur pied une Conférence catholique internationale sur les questions œcuméniques. Cette Conférence catholique pour les questions œcuméniques se réunissait une fois par an pour étudier les questions abordées au Conseil œcuménique des Églises. Elle tint sa dernière réunion pendant le Concile, en 1963, à Gazzada en Italie. Elle ne sera pas sans lien avec la naissance du Secrétariat pour la promotion de l’unité des chrétiens voulu par Jean XXIII en 1960, secrétariat devenu en 1988 le Conseil pontifical pour l’unité.
2. Outre ces personnages clé qui ont éveillé leurs contemporains à l’œcuménisme, des faits significatifs sont à relever : notamment la création de deux foyers particulièrement voués au contact avec les Églises orientales, mais qui se sont, par la suite, très vite ouverts à tout l’univers œcuménique. Il s’agit, en Belgique, de la fondation du monastère d’Amay-Chevetogne par Dom Lambert Beauduin en 1925. Ce monastère bénédictin qui se situe dans la province de Namur a été placé dès sa fondation sous le signe de l'œcuménisme. Il présente la particularité de comporter deux églises : l’une qui est de rite latin, l’autre de rite byzantin. Dom Lambert Beauduin, son fondateur, voulait par là favoriser le rapprochement des chrétiens d’Orient et d’Occident. Un an après la fondation du monastère de l’unité, les moines fondèrent la revue Irénikon, une excellente revue consacré à l’œcuménisme. En France, à Paris, ce fut la fondation du centre Istina (vérité) en 1926 par le Père Dumont, un dominicain. Ce centre qui fut dirigé par son fondateur en collaboration avec de nombreux théologiens précurseurs de l’œcuménisme, dont, bien sûr, le Père Congar, joua un rôle de premier plan dans la préparation du Concile Vatican II et des documents qui en sont issus. Comme la revue Irénikon, la revue Istina est très connue dans les milieux œcuméniques.
Il me reste à citer un autre type de fondation, c’est la fondation de la communauté de Taizé par le frère Roger Schutz en 1940. Cette communauté qui rassemble des catholiques et des protestants, qui se veut donc œcuménique, voulait construire une vie commune dans laquelle la réconciliation selon l’évangile serait une réalité vécue concrètement.
3. À toutes ces initiatives personnelles essentiellement catholiques, il faut ajouter les initiatives d’Églises en faveur de l’unité.
Après la Conférence d’Édimbourg en 1910 qui rassemblait les missions protestantes devant les dommages causés à l’évangélisation par la division des Églises, Conférence qui marque la naissance du mouvement œcuménique, des anglicans d’Amérique du Nord ont très vite réagi, six mois plus tard, en appelant les Églises à oeuvrer pour l’unité dans la foi. Il leur paraissait urgent de répondre au « qu’ils soient un de Jésus » dans l’évangile de Jean au chapitre 17. Le témoignage du Dr Chang à Édimbourg les avait bouleversés. Venu des jeunes Églises de Chine, il disait : « Vous nous avez envoyé des missionnaires qui nous ont fait connaître Jésus Christ, et nous vous en remercions. Mais vous nous avez apporté aussi vos distinctions et vos divisions ». Puisque la mission souffrait ainsi des divisions, ces anglicans voulaient inciter toutes les Églises à réfléchir ensemble sur leurs divergences dans l’expression de la foi et sur la façon de concevoir la constitution de l’Église, la constitution de l’Église en sa forme visible, institutionnelle. Pour eux, c’était l’avenir de l’évangélisation qui en dépendait. Cet appel sera entendu par les orthodoxes et les protestants. Il fut à l’origine du mouvement Foi et Constitution fondé quelques années plus tard à Lausanne. Une autre initiative en faveur de l’unité a lieu en janvier 1920, donc dix ans après la Conférence d’Édimbourg. Le patriarcat orthodoxe de Constantinople manifeste son souci de l’unité. Il adresse une lettre à « toutes les Églises du monde ». Face au danger d’une société en perte des valeurs évangéliques, le patriarcat propose la création d’une association fraternelle des Églises. C’est intéressant parce que c’est en quelque sorte une esquisse prophétique de ce que sera en 1948 le Conseil œcuménique des Églises. Et il suggère un programme qui reste aujourd’hui parfaitement d’actualité : la lettre réclame la suppression du prosélytisme (c’est-à-dire la tentative de récupérations des fidèles d’une Église par une autre), ce qui devrait permettre, dit-elle, le rétablissement de liens de charité entre toutes les communautés chrétiennes. Quelques mois après l’encyclique orthodoxe, au début de l’été 1920, c’est au tour des évêques anglicans réunis à Londres, au palais de Lambeth, le palais de l’archevêque de Cantorbéry, d’appeler toutes les communautés chrétiennes à prendre au sérieux la restauration de l'unité. Cet appel de Lambeth était un appel à l’unité visible de tous les chrétiens dans une unique Église catholique telle que le Christ la veut. Les évêques anglicans y affirmaient leur volonté de travailler à l’unité.
On a donc là plusieurs appels, d’origines confessionnelles diverses, à oeuvrer pour l’unité. Comme vous avez pu le constater, le dynamisme initial du mouvement œcuménique vient du protestantisme et de l’anglicanisme suivis de près par l’orthodoxie. Il y a une grande absente dans cette première partie du XXe siècle, c’est l’Église catholique. Pourquoi ? Je l’ai déjà évoqué tout à l’heure, parce que l'Eglise catholique, au niveau officiel, a été pendant tout un temps prudente, voire réticente vis-à-vis du mouvement œcuménique. Ce qui n’a pas empêché toutes ces initiatives en faveur de l’unité que je viens d’évoquer. L'œcuménisme était donc une réalité bien avant sa consécration officielle par Jean XXIII. Sauf quelques ouvertures, notamment en faveur de l'Orient, les autorités romaines sont restées réservées et en retrait par rapport à ces initiatives. C'est d'ailleurs pourquoi l’Eglise catholique ne fait pas partie du Conseil œcuménique des Églises. Il ne faut pas oublier que Rome continuait à prôner le retour au bercail des dissidents, ceux qui s’étaient séparés de l’Église catholique. C’est ce que montre encore les encycliques de Pie XI et de Pie XII. L’encyclique de Pie XI en 1928 sur l’unité de la véritable Église condamne le mouvement œcuménique naissant et ne veut pas parler d’union des Églises. Quant à celle de Pie XII en 1943 sur le Corps mystique du Christ, elle identifie l’Église du Christ à l’Église catholique romaine.
C’est encore cet œcuménisme du retour au bercail qui prévalait à l’ouverture du Concile. Pourtant Jean XXIII avait séjourné en terre orthodoxe, en Bulgarie, et s’était montré très à l’écoute des Églises d’Orient. C’est d’ailleurs la raison qui l’a conduit, peu de temps après son élection pontificale, à créer le Secrétariat pour l’unité des chrétiens qui aura la responsabilité des relations œcuméniques. La première mission qu’il lui confie, c’est d’inviter les autres Églises à envoyer des observateurs au Concile, c’est-à-dire des membres d’autres confessions chrétiennes. Fait intéressant à noter : tout en étant exempts du droit de vote, ces observateurs qui assisteront aux débats joueront un rôle majeur dans la rédaction de certains grands textes conciliaires. Néanmoins, pour Jean XXIII qui voulait que le Concile soit œcuménique, comme pour le cardinal Béa, le président du secrétariat pour les relations œcuméniques, le moyen pour retrouver l’unité n’avait pas évolué. Il s’agissait toujours de ramener au sein de l’Église catholique ceux qui s’en étaient séparées et que l’on était prêt à accueillir les bras grands ouverts. C’est ce que disait Jean XXIII. On pensait alors qu’il suffisait que l’Église catholique se réforme pour que les autres Églises ou communautés ecclésiales souhaitent y rentrer à nouveau. Tel était l’état d’esprit qui régnait à la première session du Concile en 1962. Mais la présence du susbsistit in de Lumen gentium 8 va bouleverser cette vision du retour.
II. Le tournant capital opéré à Vatican II
Alors que s’est-il passé à Vatican II pour qu’il y ait eu un tel retournement ? Que veulent dire ces deux petits mots clé de Lumen Gentium ? Pour faire simple, je dirai, selon l’intention des pères conciliaires, que le paragraphe 8 de la Constitution dogmatique sur l’Église, Lumen gentium 8, affirme que l’unique Église du Christ se trouve, subsiste dans l’Église catholique, mais qu’elle ne se limite pas aux frontières de l’Église catholique. À Vatican II, l’Église du Christ n’est donc plus identifiée exclusivement à l’Église catholique romaine, comme c’était le cas auparavant sous Pie XII. Pourquoi ? Parce que, dit le concile, il existe des éléments ecclésiaux de grande valeur en dehors de l’Église catholique, des éléments de sanctification et de vérité, qui appartiennent de droit à l’unique Église du Christ. Ce qui veut dire qu’il n’y a pas de vide ecclésial en dehors de l’Église catholique. Personnellement, j’aime bien dire que l’Église catholique a élargi l’espace de sa tente. Alors, comment s’est opéré ce retournement ? Quelle fut la genèse de ce passage si important ?
Cela ne s’est pas fait en un jour, comme vous pouvez l’imaginer, ni même en une session. Il a fallu plusieurs sessions du Concile pour en arriver à cette formulation de Lumen Gentium. Pour ceux qui sont du diocèse de Lille, ils seront peut-être heureux d’appendre que l’intervention du Cardinal Liénart en décembre 1962 fut déterminante dans le changement radical opéré par les pères conciliaires, après il faut le dire, une longue réflexion théologique. Le cardinal a conduit les pères à se poser les bonnes questions : Appartenir au Christ, n’était-ce pas appartenir à l’Église ? N’y a-t-il pas dans ces communautés séparées de l’Église catholique une véritable vie évangélique ? Une vie évangélique qui ne peut avoir d’autre source que le Christ et son Esprit ? C’est cette prise de conscience qui a conduit les pères à renoncer aux premiers schémas, c’est-à-dire aux premières formulations destinées à définir l’Église au début du Concile, des formulations qui identifiaient encore l’Église du Christ à l’Église catholique et impliquaient de ce fait l’œcuménisme du retour au bercail.
Ce qui est intéressant, c’est de constater que le Concile n’a pas rompu avec l’encyclique de Pie XII. Il a seulement élargi la formule de Pie XII, Pie XII qui, en fait, se posait déjà la question de l’incorporation au Corps du Christ des baptisés qui ne sont pas membres de l’Église catholique. Avec ce passage du est au subsistit in, l’Église catholique choisit donc la voie du dialogue et de la conversion. Dialogue avec les autres Églises et communautés ecclésiales, comme en témoigne le titre du décret sur l’œcuménisme publié en 1964 Unitatis redintegratio. Dans ce document majeur du Concile, elle déclare qu’elle veut promouvoir la restauration de l’unité entre tous les chrétiens. Il n’est donc plus question de retour au bercail, plus question d’absorption d’une Église par une autre. Ainsi, d’une situation apparemment verrouillée avant le Concile, s’est vécu, chez les pères conciliaires, un véritable retournement lié, sans aucun doute, à l’action de l’Esprit.
Cette expression, subsistit in, a fait couler beaucoup d’encre et elle continue à en faire couler. Certains, encore récemment, essaient de lui donner une interprétation philosophique pour revenir à l’ancienne formule de Pie XII. Mais, c’est s’éloigner de l’intention des pères conciliaires qui n’ont jamais envisagé sous cet angle cette expression, comme j’ai essayé de vous le montrer. Pour les œcuménistes, ces deux petits mots de la Constitution dogmatique sur l’Église font de Lumen gentium 8 le texte le plus percutant de tout le Concile Vatican II, car c’est autour de cette expression que va se construire, mûrir l’ecclésiologie du Concile. À cela, il faut ajouter qu’elle marque non seulement l’engagement de l’Église catholique dans le mouvement œcuménique en la faisant sortir de son isolement et en l’ouvrant au pluralisme, mais elle l’investit également d’une responsabilité particulière dans la marche vers l’unité dont elle ne peut plus se défaire, d’autant plus qu’elle a en son sein, le ministère de communion universelle de l’évêque de Rome.
III. Le décret sur l’œcuménisme
Affirmer au Concile que l’Église du Christ est plus large que les frontières de l’Église catholique, c’était franchir un grand pas qui va en entraîner bien d’autres que le décret sur l’œcuménisme explicite. Le décret commence par reconnaître qu’il existe une certaine communion entre l’Église catholique et les autres chrétiens qui sont baptisés en Christ. Cela peut vous paraître évident, mais c’est la première fois qu’une certaine communion, fondée sur le baptême, est affirmée officiellement et de manière aussi nette entre l’Église catholique et les autres chrétiens. Il y a donc là une reconnaissance de communion, bien que cette communion soit imparfaite, ajoute le texte, et l’on comprend pourquoi puisque nous ne sommes pas encore pleinement réconciliés. Après la reconnaissance de communion, vient la reconnaissance de la fraternité. Ces autres chrétiens, incorporés au Christ par le baptême, eh bien l’Église catholique les reconnaît comme des frères dans le Seigneur. Là aussi, aujourd’hui, cela nous paraît évident. Mais au concile, au lieu de parler des dissidents ou des hérétiques, on se met à parler des frères dans le Seigneur, tous, j’ajouterai, habités par l’amour du Christ qui nous donne d’entrer dans sa famille. Puis le concile reconnaît de nombreux éléments d’Églises et des éléments de grande valeur en dehors de l’Église catholique. Alors quels sont ces éléments ? Il s’agit entre autres de la parole de Dieu, de la vie de la grâce, de la foi, l’espérance et la charité et de bien d’autres dons de l’Esprit. Par conséquent, reconnaît le Concile, ces Eglises et communautés ecclésiales donnent accès au salut. On est donc loin de l’encyclique de Pie XI. Et Il n’est plus question de dire : « en dehors de l’Église catholique, pas de salut. Il y a là tout un chemin de conversion. Le Concile va même jusqu’à dire que « tout ce qui est accompli par la grâce de l’Esprit Saint dans nos frères séparés peut contribuer à notre édification ». Ce qui veut dire que, par les richesses dont ces frères sont porteurs, ils peuvent nous faire grandir. Et on en a bien conscience. Le concile nous fait déjà comprendre que l’œcuménisme consiste en un échange de dons.
Après toutes ses affirmations de reconnaissance, le décret présente les trois grands axes qui doivent exister au sein du mouvement œcuménique et sur lesquels se construit l’unité. En premier lieu, il nous est demandé d’écarter tout préjugé et de surmonter toute autosuffisance dans nos relations œcuméniques, et là, je ne peux pas faire autrement que de penser à l’épître aux Philippiens, au chapitre 2 : « Considérez les autres comme étant supérieurs à vous ». C’est donc un chemin de kénose qui nous est proposé, à l’exemple du Christ, et qui passe par la conversion, rappelle le décret, conversion du coeur, conversion de l’intelligence et conversion des Églises puisque toutes sont appelées à vérifier si elles sont fidèles à la volonté du Christ. Dans cette démarche spirituelle, la prière commune sera le roc qui nous permettra d’avancer vers l’unité. La prière, qu’elle soit publique ou privé, est pour le concile l’âme du mouvement œcuménique. Pour résumer, c’est au dialogue de la charité que nous sommes d’abord invités. Le dialogue de la charité étant ainsi posé, un dialogue entre experts pour une connaissance plus juste et plus approfondie des autres communions est nécessaire, dit le décret, un dialogue où l’on explique à fond la doctrine de sa communauté, en montrant bien ce qui la caractérise, sans chercher à négliger les problèmes pour plaire au partenaire. C’est ainsi que les théologiens catholiques engagés dans des commissions mixtes de dialogue théologique entre Églises n’hésiteront pas à dire à leurs partenaires que, pour l’Église catholique, l’unité visible de l’Église implique la communion avec l’évêque de Rome. Il s’agit là du dialogue de la vérité qui cherchera à surmonter les divergences séparatrices entre Églises. Un fait intéressant : le Concile reconnaît que, lorsqu’on apprend à mieux se « connaître, on s’aperçoit que certaines différences théologiques sont plus souvent complémentaires qu’opposées, parce qu’une tradition a pu mieux saisir ou mieux exposer qu’une autre un des aspects du mystère révélé. Tout ceci concerne l’axe de l’œcuménisme théologique ou doctrinal. Puis, en troisième lieu, vient la collaboration pratique ou l’agir ensemble qui contribue au bien commun et qui met en plus lumineuse évidence le visage du Christ serviteur, pour reprendre les termes du décret. C’est l’axe de l’œcuménisme pratique.
Tels sont pour le concile les trois axes du mouvement œcuménique, « selon les entreprises et initiatives organisées en faveur de l’unité ». J’ajouterai trois remarques qui ne sont pas nécessairement personnelles. Ces initiatives ne relèvent pas seulement de responsables d’Églises ou de théologiens, car dit bien le décret, l’engagement œcuménique concerne tout baptisé qui confesse Jésus-Christ comme Seigneur et sauveur. Cela veut dire que nous sommes tous concernés, nous sommes tous appelés à apporter notre pierre à la construction de l’unité. Tous nous pouvons chercher à mieux connaître nos frères des autres Églises, soit en nous formant à l’œcuménisme, soit en participant à un culte, soit tout simplement en allant à leur rencontre, comme nous y invite le Concile, soit en priant avec eux et pour eux. L’œcuménisme n’est donc pas une option facultative, c’est l’affaire de tout baptisé. Jean-Paul II ne cessera de le répéter dans son encyclique Ut unum sint. Ma deuxième remarque consiste à dire que ces trois axes, tous aussi importants les uns que les autres, ne sauraient être vécus parallèlement sans lien entre eux. Pour que la marche vers l’unité soit efficace, il faut que ces trois axes se recoupent. Pour donner un exemple, quand un dialogue théologique n’est plus sous-tendu par la prière, la confiance et l’estime mutuelles, il ne porte plus de fruit. Il en va de même de l’œcuménisme pratique. Cet œcuménisme pratique repose non seulement sur l’œcuménisme spirituel mais aussi sur l’unité dans la foi. Comment témoigner de l’espérance chrétienne sans unanimité de foi, sans une confession de foi commune dans l’espérance qui nous habite ? L’œcuménisme pratique a également besoin de l’œcuménisme théologique pour viser cette unité dans la foi. L’unité ne saurait donc se réduire à un seul de ces axes, comme c’est parfois la tendance dans certains milieux œcuméniques aujourd’hui. En fait, comme le dit si bien Tillard, il ne faudrait pas que ces trois axes soient comme des vagues successives qui roulent l’une sur l’autre sans parvenir à se gonfler l’une de l’autre. Par contre, si ces axes se recoupaient, les vagues pourraient alors devenir le raz de marée qui ferait s’effondrer les digues de division.
Ma troisième remarque veut souligner l’importance que le concile attache à l’œcuménisme doctrinal, les controverses théologiques ayant souvent contribué à l’origine des ruptures entre Églises. On le voit aux principes clés qu’il donne à observer en la matière. Le décret précise que, dans les dialogues théologiques, il faut chercher à garder l’unité dans ce qui est nécessaire. On veillera donc à rechercher ce qui est requis et suffisant, et à ne rien imposer qui ne soit nécessaire, dit le concile renvoyant à Actes 15. Puis il rappelle comme, Jean XXIII dans son discours d’ouverture, la distinction fondamentale à opérer entre le dépôt de la foi et les formulations de la foi, ou, pour dire autrement, entre le fond et la forme. Dans les dialogues théologiques, c’est fondamental. Pour exprimer un donné de foi, on évitera d’utiliser le vocabulaire des controverses pour une formulation qui n’en amoindrit pas pour autant le sens et la portée. Un autre principe établi, c’est le principe de la hiérarchie des vérités. Les vérités de la foi gravitent autour de leur fondement, le Christ, dans un rapport plus ou moins proche au centre. Mais quelque soit la proximité au centre, toutes ces vérités sont objet de foi. C’était là la grande crainte de Pie XI dans le mouvement œcuménique naissant : que l’on relativise certaines vérités ou qu’en disant qu’elles sont secondaires, on ne les trouve plus nécessaires. Un dernier point que je relèverai dans le décret sur l’œcuménisme, et qui n’est pas le moindre, c’est que le concile affirme avec vigueur que l’Église, en tant qu’institution humaine et terrestre, a sans cesse besoin de se réformer, de se rénover. Alors en quels domaines ? En matière morale, dans la discipline ecclésiastique ou même dans la formulation de la doctrine. Pour les pères conciliaires, c’est très important, car pour eux, c’est dans cette réforme qu’est le ressort du mouvement vers l’unité. Pourquoi ? Parce que toute rénovation de l’Église doit consister dans une fidélité plus grande à sa vocation. C’est là la conversion que les Églises ont à vivre, y compris l’Église catholique. L’Église catholique qui a compris, grâce au subsistit in de Lumen gentium, que sa catholicité était blessée puisqu’elle n’était pas en pleine communion avec toutes les autres Églises et communautés ecclésiales, et qu’elle devait tout faire pour retrouver la plénitude de catholicité, c’est-à-dire l’unité dans la diversité et la diversité dans l’unité.
Comme vous avez pu vous en rendre compte, ce décret n’est pas un texte d’application, mais un texte qui donne la route à suivre pour marcher vers l’unité. Presque cinquante ans après sa promulgation le 21 novembre 1964, ce texte très riche, voté à une majorité écrasante (2137 voix contre 11) après de nombreux amendements de dernière minute, est toujours d’actualité. Il reste le point de référence non seulement des œcuménistes catholiques, mais aussi des théologiens et responsables d’autres Églises. Je pense ici au pasteur André Birmelé, pasteur et théologien luthérien qui vient faire ses conférences non seulement sa bible à la main mais aussi le livre du Concile à la main. Je pense aussi au métropolite de Pergame, Jean Zizioulas, théologien orthodoxe, l’actuel coprésident de la commission mixte catholique orthodoxe, qui ne cesse de se référer à Vatican II et au décret sur l’œcuménisme, ce décret qui ouvre des chemins d’avenir. Il va même jusqu’à dire, dans un ouvrage collectif sur Rechercher l’unité des chrétiens publié en 2006, que « le décret sur l’œcuménisme est l’un des plus grands documents du XXe siècle, non seulement pour l’Église catholique romaine, mais pour toute la chrétienté ».
IV. Autres avancées œcuméniques du Concile
Pour connaître l’apport du Concile à l’œcuménisme, on ne saurait se limiter au décret sur l’œcuménisme. Dans d’autres documents conciliaires, se trouvent en effet des points forts qui sont des avancées œcuméniques et qui ont particulièrement touché les Églises. Ces points forts, on les trouve principalement dans la constitution sur l’Église : Lumen Gentium, dans la constitution sur la Liturgie Sacrosanctum concilium et la Constitution sur la Révélation divine Dei Verbum.
1. Sur les avancées œcuméniques concernant l’ecclésiologie et donc Lumen gentium, je ne reviens plus sur l’expression latine dont j’ai abondamment parlé : le subsistit in de LG 8. Le concile ne dit plus que l’Eglise du Christ est l’Eglise catholique purement et simplement, comme dans l’encyclique Mystici Corporis, mais que l’Eglise subsiste, se trouve dans l’Eglise catholique. Cette définition n’est donc plus exclusive. C’est là le tournant capital opéré par le concile. Le deuxième point qui a touché les Églises et peut-être plus particulièrement les traditions protestantes, c’est la façon dont le Concile a présenté l’Église. L’Église est d’abord présentée au chapitre I comme mystère, puis au chapitre II comme peuple de Dieu. Et c’est seulement au chapitre III qu’est abordée la constitution hiérarchique de l’Eglise et spécialement l’épiscopat. LG commence donc par présenter le Peuple de Dieu dans son ensemble avant d’aborder la constitution hiérarchique de l’Église. Les ministères sont ainsi clairement situés à l’intérieur du peuple de Dieu et non au-dessus du peuple de Dieu. Le troisième point que je relèverai, toujours dans la constitution sur l’Église, c’est l’accent nouveau mis sur la collégialité des évêques (cad la collaboration des évêques entre eux) et sur l’évêque dans l’Eglise locale. Les pères ont voulu rééquilibrer la doctrine de Vatican I sur la primauté, doctrine qui était difficilement recevable par les autres Eglises. Devant ces affirmation unilatérales sur la primauté du pape à Vatican I, rappelons-nous que Vatican I est un concile inachevé, le concile Vatican II a réagi en développant une théologie de l’épiscopat, en affirmant la collégialité des évêques, et en amorçant une théologie de l’Église locale, autant de points de grande importance pour le dialogue avec l’Orient. Ce rééquilibrage ne pouvait en effet que plaire aux orthodoxes, mais aussi aux anglicans, dont la crainte majeure dans leurs dialogues avec l’Église catholique est que la primauté de l’évêque de Rome, qui est une primauté de juridiction universelle selon les termes de Vatican I, n’étouffe la responsabilité des évêques dans leurs Églises locales ou, pour dire autrement, que le pouvoir de l’évêque de Rome ne se substitue au pouvoir des évêques dans leurs Églises locales. Concernant la théologie de l’épiscopat, les orthodoxes ont particulièrement apprécié que le concile reconnaisse le sacrement comme origine du pouvoir des évêques. Les évêques tiennent donc leur pouvoir non du primat romain mais du sacrement, donc de l’Esprit Saint.
Enfin, l’émergence d’une ecclésiologie de communion qui se dégage de l’ensemble des textes conciliaires ne pouvait que satisfaire les autres traditions ecclésiales, puisque cette ecclésiologie, même si elle n’était pas parfaitement articulée à Vatican II (puisqu’elle gardait des traces de l’ancienne ecclésiologie et qu’il y avait des silences sur certains points), était celle qui correspondait le mieux au donné biblique et à la Tradition historique. L’Église y apparaît comme une communion d’Eglises locales en communion avec l’évêque de Rome. Cette ecclésiologie de communion fut confirmée par les évêques réunis à Rome en synode extraordinaire en 1985. N’étant plus pyramidale, elle allait avoir un impact œcuménique réel dans la marche vers l’unité visible de l’Église. On en voit les fruits, dès les années 1990, où elle suscite, grâce des théologiens catholiques comme Jean Marie Tillard qui a su la développer et l’expliciter, une synchronie de convergences ou d’accords fondamentaux sur la nature de l’Église comme communion dans de nombreux dialogues œcuméniques. C’est en effet étonnant de voir, à cette date, tous les dialogues converger autour du concept de communion comme de leur concept clé. L’unité qui est recherchée est une unité de communion, par analogie avec le modèle trinitaire.
Un dernier point, et non le moindre, toujours dans Lumen gentium, qui a touché les Eglises, notamment les Églises de la Réforme, c’est la façon dont les pères conciliaires ont situé Marie. Après de nombreuses réflexions et discussions, les pères ont situé Marie à l’intérieur du mystère de l’Église et non au-dessus de l’Église. Marie ayant elle aussi besoin d’être rachetée, d’être sauvée, ils l’ont situé au sein du peuple de Dieu. Le chapitre 8 de Lumen Gentium qui est consacré à Marie n’est donc pas un traité mariologique à part, comme le souhaitaient certains pères, il est situé à l’intérieur de la présentation du mystère de l’Église et il est intitulé : La bienheureuse vierge Marie mère de Dieu dans le mystère du Christ et de l’Église. Ce titre au niveau œcuménique est également important : Marie est située par rapport au Christ et à l’Église, et non pas pour elle-même. D’autre part, les pères n’ont pas ajouté d’autres titres à la couronne de Marie, voulant respecter comme les protestants, le grand dogme de l’unique médiateur. On rappelle également que le culte rendu à Marie n’est pas du même ordre que celui qui est rendu à Dieu. Il faut savoir que le problème marial s’était très vite posé au concile et que les Pères étaient partagées sur la question. Finalement, c’est la discrétion vis-à-vis de Marie qui l’emporta. L’enjeu n’était pas de mettre délibérément dans l’ombre le mystère de Marie pour éviter d’accentuer les différences séparatrices entre Églises. Le véritable enjeu pour les Pères conciliaires, c’était l’équilibre de la foi. Pour le concile qui se voulait essentiellement pastoral, le besoin d’un rééquilibre dans ce domaine était devenu nécessaire car, pour beaucoup de catholiques, Marie était mise sur le même pied que le Christ, parfois elle semblait même compter davantage que son Fils. Pour les pères, il n’était donc pas question de mettre Marie à l’écart, mais de l’honorer en tant que mère du sauveur et de respecter son mystère.
2. Après ces ouvertures œcuméniques sur l’Église, je voudrai évoquer maintenant la réforme liturgique de Vatican II, une réforme où les observateurs d’autres Eglises ont joué un rôle important dans les décisions conciliaires. Pour donner des exemples, l’épiclèse, l’appel de l’Esprit sur les éléments du pain et du vin, et la sacramentalité de l’épiscopat ont été demandées par l’Orient. L’emploi de la langue vernaculaire (cad la langue du peuple), c’est aux Eglises de la Réforme qu’on le doit. Il faut savoir que l’un des griefs constants de la Réforme portait sur l’usage du latin. Pour la Réforme, le latin était un obstacle à une authentique participation des laïcs aux rites liturgiques. Quant à la communion sous les deux espèces, elle fut souhaitée à la fois par les Eglises d’Orient et celles de la Réforme. La question de la communion sous l’espèce du vin était un véritable objet de litige entre les Églises. À Vatican II, un vieux mur d’opposition commence à s’effondrer. En ce qui concerne la place de la Parole par rapport au sacrement, qui était objet de tensions avec les traditions protestantes, le concile a cherché à harmoniser les deux tables du Seigneur, celle de la Parole et celle du repas eucharistique, par une lecture des Écritures « plus abondante, plus variée et mieux adaptée » (SC 35). Il est vrai que la tradition catholique n’avait jamais cessé de mettre, peut-être inconsciemment, l’accent sur le sacrement, ce qui inquiétait les communautés de la Réforme.
3. Après la constitution dogmatique sur l’Église et la constitution sur la liturgie, un mot sur la constitution Dei Verbum. Dans cette constitution sur la révélation, c’est le nouveau rapport Écriture tradition qui est l’objet d’une avancée œcuménique. Il figurait parmi les points chauds de la controverse catholique-protestante depuis la Réforme, la réforme mettant en avant la sola scriptura, l’Écriture seule. Il faut savoir que la théologie posttridentine, (concile de Trente : 1545-1563, trois périodes sous trois papes) devant ce principe de la sola Scriptura qu’elle voulait réfuter, avait développé la théorie des deux sources de la Révélation. Par la suite, notamment au XIXe siècle, on s’était mis à donner autant de place à la Tradition qu’à l’Écriture, et parfois même plus de place. Que fait Vatican II ? Vatican II dans sa constitution sur la révélation renonce à la théorie des deux sources et souligne la prééminence de l’Écriture, précisant que l’Écriture est elle-même tradition. C’est aussi ce que le Conseil œcuménique des Églises avait compris à Montréal en 1963. Enfin, un dernier point fort du Concile, c’est l’affirmation de la liberté de conscience dans le Décret sur la liberté religieuse (Dignitatis humanae), une affirmation qui ne pouvait que rejoindre les Églises de la Réforme.
Avec tous ces points que je viens d’évoquer dans ces divers documents conciliaires, on voit comment les traditions ecclésiales s’enrichissent mutuellement. Les évêques ont été particulièrement à l’écoute de ce que pensent et disent les autres Églises, ce qui est tout simplement une implication pastorale du subsistit in. À partir du moment où l’Église du Christ existe en dehors de l’Église catholique, les pères conciliaires se devaient d’être attentifs aux désirs des autres Églises animées elles aussi par l’Esprit. Toutes ces ouvertures œcuméniques consistent en un approfondissement de la doctrine de l’Église, éclairé par d’autres traditions ecclésiales. Il y a déjà au concile la prise de conscience que c’est ensemble, et non pas unilatéralement, que l’on avancera vers l’unité visible de l’Église.
V. Les lendemains du Concile
Avec tout ce qui vient d’être dit, vous ne serez pas étonnés que beaucoup de responsables d’Eglises aient été touchés par l’ouverture œcuménique du concile et par cette volonté de l’Eglise catholique d'entrer et de participer à cette marche vers l'unité. Il en résultera des rencontres historiques entre responsables d’Églises. Pensez à la rencontre de Paul VI et d’Athénagoras, le patriarche œcuménique de Constantinople, dès le concile, en janvier 1964, rencontre qui les conduira à lever les excommunications mutuelles de 1054 dans une déclaration solennelle qu’ils prononcent le 7 décembre 1965, la veille de la clôture du Concile. Un événement œcuménique majeur qui a conduit à une purification des mémoires, à un pardon mutuel et à un désir d’avancer ensemble vers l’unité. Pensez aussi à la rencontre historique entre l’archevêque de Cantorbéry, Michael Ramsey, et Paul VI à Rome en mars 1966. Si l’archevêque de Cantorbéry s’est rendu à Rome, c’est non seulement parce qu’il avait été touché par les ouvertures œcuméniques du concile, mais aussi et surtout par le fait que le concile, dans son décret sur l’œcuménisme, parle de la place particulière qu’occupe la communion anglicane parmi les Communions qui ont gardé les traditions et les structures catholiques. Et c’est au cours de cette rencontre historique que les deux responsables d’Églises, après avoir accompli des gestes symboliques forts en échangeant leurs anneaux, feront une déclaration commune dans laquelle ils décident d’entreprendre un dialogue théologique afin de surmonter les divergences et de tendre à l’unité organique des deux Églises. D’autres dialogues théologiques se mettront aussitôt en place après le Concile, notamment avec la fédération luthérienne mondiale dès 1966 et bien d’autres. Le dialogue avec les orthodoxes prendra du temps pour sa mise en route. Les orthodoxes voulaient d’abord vérifier non seulement que le dialogue de la charité entrepris par Paul VI et Athénagoras se poursuive, mais aussi que l’Église catholique mette en oeuvre ses décisions conciliaires. Lorsque les synodes des évêques et les Conférences épiscopales se mirent en place, le dialogue a pu commencer. La première réunion plénière catholique orthodoxe eut lieu à Munich en 1980, avec le cardinal Ratzinger qui en était membre à ses débuts.
Ce qui est intéressant ici à noter : c’est que parallèlement au lancement des dialogues théologiques s’est vécue la réforme liturgique catholique. Cela veut dire que la communion n’est pas uniquement recherchée à partir d’accords théologiques, on veut également retrouver la communion dans la prière et la vie sacramentelle. Fait à relever, l’analyse des nouveaux rituels montre la dimension œcuménique du renouveau liturgique. Là encore, on a été attentif aux remarques des autres Églises. Et ce qui est intéressant, c’est que la réforme liturgique catholique est devenue une source d’inspiration, voire même un modèle pour d’autres Églises, notamment pour la Communion anglicane dont de nombreuses Églises ont repris le lectionnaire et les prières eucharistiques catholiques. Ce qui veut dire que la réforme liturgique de l’Église catholique ne s’est pas accomplie de façon isolée. Parallèlement au renouveau catholique et même avant le concile, plusieurs Églises, notamment des Églises de la Réforme, avaient déjà entrepris une rénovation de leur liturgie eucharistique, trouvant leurs rites trop marqués par la contestation de la liturgie occidentale à la fin du Moyen-Âge.
On peut dire que les années qui ont suivi Vatican II ont été celles du rapprochement des Églises, grâce à l’action conjuguée des dialogues théologiques et de la réforme liturgique.
VI. L’évolution de l’engagement œcuménique de l’Église catholique
Après le Concile Vatican II, il ne sera plus jamais question d’un retour en arrière pour l’Église catholique. Bien au contraire, elle considèrera son engagement dans l’œcuménisme comme étant irréversible, comme Jean-Paul II ne cessait de le dire et comme le confirme Benoît XVI. Son évolution au cours de ces cinq dernières décennies est considérable. L’adjectif n’est pas trop fort. L’encyclique de Jean-Paul II Ut unum sint publié en 1995 le démontre lors de sa relecture du chemin parcouru depuis le Concile. Cette évolution, Tillard l’a très bien exprimée la même année, lors d’une réunion de Foi et Constitution en Finlande. Traitant de Rome et de l’œcuménisme, il note le passage « de la conversion à Rome » à « la conversion de Rome ». Pour lui, « Rome a changé » et « la main de la koinônia est tendue ». C’est une évidence quand on voit Jean-Paul II, dans son encyclique sur l’œcuménisme, demander aux responsables d’Églises et à leurs théologiens, de l’aider à repenser les modalités d’exercice de son ministère d’évêque de Rome. Quelle humilité de la part de Jean-Paul II qui remet en question publiquement et œcuméniquement l’exercice de son ministère, ayant bien conscience comme Paul VI, que la primauté romaine est la principale pierre d’achoppement entre les Églises ! Cette encyclique aura beaucoup touché les Églises, comme en témoigne la présence de nombreux responsables d’Églises à ses funérailles.
1. Parmi les signes manifestes de l’évolution de l’Église catholique, je relèverai d’abord sa collaboration croissante avec le Conseil œcuménique des Églises. Après avoir longtemps tergiversé, l’Église catholique s’est enfin décidé, non à être membre du Conseil œcuménique des Églises, mais à collaborer activement avec ce Conseil. Cette collaboration fut décidée lors de la visite officielle du cardinal Béa à Genève en 1965, donc pendant le Concile. Puis ce fut Paul VI qui se rendit au Conseil œcuménique en 1969. Jean-Paul lI eut cette même initiative en 1984. On peut dire que la visite de Jean-Paul II fut le déclic pour l’inauguration de nouvelles relations entre l’Église catholique et le COE. Depuis, la collaboration entre l’Église catholique et le Conseil œcuménique des Églises n’a fait que grandir au fil des ans. La Ve Conférence mondiale à Compostelle en 1993 restera une date importante dans l’histoire de l’engagement œcuménique de l’Église catholique. C’était la première fois qu’elle participait à un tel événement. À Compostelle, elle représentait la quatrième plus grande délégation après les orthodoxes, les réformés et les luthériens. Aujourd’hui, elle participe au forum mondial lancé par Konrad Raiser à l’Assemblée d’Harare en 1998 et à d’autres instances du Conseil. Alors que pense le Conseil œcuménique de ce partenariat avec l’Église catholique ? À Harare, le Conseil a pu dire, dans un document officiel que « l’Église catholique participe activement au mouvement œcuménique et qu’elle est, à de nombreux égards, un partenaire précieux du COE, en particulier au sein du Groupe mixte de travail, et par sa participation à la Commission de Foi et Constitution. Les Églises membres du COE et l’Église catholique romaine sont inspirées par une même vision, celle du plan de Dieu qui est de réunir toutes choses en Christ. Il est inconcevable que le COE ou l’Église catholique romaine accomplissent leur vocation œcuménique sans le concours de l’autre ». Donc une appréciation très positive des relations entre le Conseil œcuménique et l’Église catholique.
2. Après sa collaboration croissante avec le Conseil œcuménique mondial, je relèverai sa participation active à des conseils d’Églises, que ce soit des conseils locaux, régionaux ou nationaux qui regroupent des membres de différentes Églises. Après une mise en route qui prit du temps, il faut savoir qu’en 1993, elle était devenue membre de quarante trois conseils nationaux dont plusieurs catholiques étaient présidents ou secrétaires généraux. En France, le conseil national d’Églises chrétiennes existe depuis 1987. Alors quel est le statut de ces conseils ? On peut dire qu’ils sont surtout un organisme de diakonia, un organisme au service de la réconciliation des Églises.
3. Il me faut encore souligner l’implication croissante de l’Église catholique dans les dialogues bilatéraux. Malgré son engagement tardif dans le mouvement œcuménique, l’Église catholique est aujourd’hui la plus impliquée dans les dialogues bilatéraux (plus d’une quinzaine) parce qu’elle se sent chargée d’une responsabilité particulière avec sa vocation à garantir l’unité. Ce qui l’a conduit à signer des déclarations communes historiques. Avec les Églises orientales orthodoxes (ou les anciennes Églises orientales), ces Églises qui avaient refusé le Concile de Chalcédoine (451) et avec l’Église assyrienne qui avait refusé le concile d’Éphèse (431), elle a signé des déclarations christologiques mettant un terme à quinze siècles de divisions sur une question controversée. De même qu’elle a signé une Déclaration commune sur la justification avec la fédération luthérienne mondiale en 1999. Événement également historique puisque les deux Églises se sont réconciliées sur la question qui avait été à l’origine de leurs séparations. Ce qui montre qu’à l’époque, on ne s’était pas beaucoup écouté. Me revient à l’esprit une parole du pasteur et théologien luthérien, André Birmelé, qui était venu à Lille pour une conférence sur cette déclaration commune en présence de Mgr Defois en décembre 99, il disait : « Si nous nous étions un peu plus écoutés au XVIe siècle au lieu de nous raidir sur nos positions confessionnelles, la chrétienté aurait été tout autre ». En fait, c’est le dialogue de la charité qui avait fait défaut. Aujourd’hui, et j’aurai peut-être du commencer par là car le fruit le plus important depuis ces cinquante dernières années, c’est la fraternité retrouvée, c’est l’estime réciproque, c’est l’écoute de l’autre.
4. Enfin, j’ajouterai que l’Église catholique a publié des documents importants consacrés à l’œcuménisme. Outre l’encyclique de Jean Paul II, il faut citer le Directoire œcuménique publié en 1993 qui donne les lignes directrices pour vivre l’œcuménisme au quotidien, Directoire qui s’appuie bien sûr sur le Concile Vatican II, auquel il faut ajouter le document publié en 1997 par le Conseil pontifical pour l’unité sur la Dimension œcuménique dans la formation au travail pastoral. C’est important de souligner que toute formation théologique doit avoir une dimension œcuménique, une perspective œcuménique. Ces deux documents constituent ensemble la présentation la plus complète sur l'éducation et la formation à l'œcuménisme qu'aient jamais produite une Église ou une Communion mondiale.
Que dire en conclusion ? Que l’Esprit du Seigneur est à l’oeuvre. C’est lui qui a suscité le mouvement œcuménique, c’est lui qui a préparé le Concile et qui a permis, à Vatican II, cet incroyable renouveau de l’œcuménisme au sein de l’Église catholique, et c’est encore lui qui, aujourd’hui encore, invite les communautés ecclésiales à grandir dans la communion, à maintenir, coûte que coûte le cap vers l’unité que Dieu veut, quelques soient les nouveaux obstacles dressés sur la route ou les replis identitaires auxquels on peut assister. Vatican II avait bien conscience que la réconciliation de tous les chrétiens dans l’unité d’une seule et unique Église dépasse les forces et les capacités humaines. Aussi nous invite-t-il à mettre notre espoir dans la prière du Christ pour l’Église, dans l’amour du père pour nous et dans la puissance de l’Esprit. Alors restons à l’écoute de ce que l’Esprit souffle aux Églises car c’est lui qui nous conduira vers l’unité parfaite.
Je vous remercie.
Pascale WATINE CHRISTORY (Douai, le 11 janvier 2012)